mercredi 18 mars 2015

"Le Pape est catholique", et donc?


Un article récent, publié dans le journal catholique La Vie, et signé par Jérôme Anciberro, s'intitulait: "Il faut s'y faire: le pape est catholique". Et concluait sur les lignes suivantes:

"Reste que l’analyse précise de certains de ses discours ou de ses formules chocs, voire tout simplement leur mise en contexte, nous conduit parfois à nous demander si cet enthousiasme quasi généralisé ne repose pas – pour certains nouveaux supporters en tout cas – sur un malentendu. Que ce soit sur les questions de mœurs, de famille, d’éthique et même de discipline ecclésiastique, le pape François n’est pas le sympathique (ou dangereux) libéral que d’aucuns s’échinent à voir en lui, ne gardant ici qu’un bout de phrase d’un discours de plusieurs pages ou surinterprétant là une formule lâchée entre deux avions. Sa manière de gouverner la machine vaticane ne relève pas non plus précisément de la démocratie participative… Autant le dire clairement : ce pape, comme ses prédécesseurs, est bel et bien catholique. D’une autre manière que Joseph Ratzinger ou Karol Wojtyla, tout simplement. Quelle que soit notre sensibilité, il serait temps d’en faire notre parti." (graissé par l'auteur).
En lien avec les réflexions de mon précédent billet sur l'identité, je ne puis m'empêcher d'être quelque peu perplexe face à cet "être catholique" du pape qui semble clarifier toutes les ambigüités de ses propos ou de ses actes, et étroitement délimiter les conséquences théologiques et les évolutions doctrinales possibles à l'issue de son pontificat.

Il y aurait donc une essence catholique qui serait imperméable, ou particulièrement peu perméable, du moins à court terme, à l'historicité et aux déplacements de sens suscités par les discours et les gestes des responsables de l'Eglise. Sans nourrir d'illusions excessives sur la volonté, et la capacité, du pape François à changer de manière substantielle la doctrine morale catholique actuelle, la tranquille assurance avec laquelle certains fidèles ressassent qu'il suffit de rappeler que le pape "est catholique" pour clore les débats et s'assurer de la pérennité des positions politiques et sociétales actuelles de l'Eglise (et surtout de leur indice de certitude et de vérité) me laisse beaucoup plus dubitatif que l'enthousiasme médiatique un peu forcé ou un peu naïf qu'on observe après telle ou telle saillie, tel ou tel geste symbolique, de François.

Qu'est-ce qu'"être catholique" après tout? Et surtout, qu'est-ce qu'"être", de manière plus générale, qu'est-ce qu'une identité, confessionnelle ou autre? Il me semble que cet être ne se réduit pas à un ensemble de possibles, délimités par une définition préalable, que notre vie va, ou non, dérouler et actualiser, mais que cette définition est elle-même en permanence reconfigurée, déplacée et resignifiée par les actions et les discours de ceux qui s'y reconnaissent et s'en réclament. Et que ces reconfigurations par petites touches, souvent imperceptibles, finissent  par changer plus de choses sur le fond que les gros bouleversements spectaculaires, et sont en tout cas indispensables pour l'avènement de ceux-ci.

[Le contexte est très différent, et beaucoup moins respectueux que l'intention de mon article, mais quand on me parle de la doctrine de l'Eglise qui "ne change pas", voire "ne peut pas changer", sur l'homosexualité, le mariage ou que sais-je encore, ou alors seulement sur des points de détail, je repense souvent à cette caricature célèbre, qui montre bien comment l'application successive de modifications par petites touches peut changer à moyen ou long terme, jusque dans son essence et sa signification, un ensemble donné:


 ... Même si bien sûr, les changements auxquels je pense dans la pratique et le discours de l'Eglise seraient "dans le bon sens" (si on me pardonne les accents téléologiques de l'expression), vers une prise en compte plus nuancée et complexe de la réalité de la vie morale, contrairement à ceux de cette caricature qui procède par simplification et appauvrissement de la figure d'origine]

Considérons les pontificats des trois papes cités par Jérôme Anciberro. Certes, ils s'accordent globalement sur le fond en matière de morale et de questions "sociétales": ils sont hostiles à la libéralisation des unions homosexuelles, à l'IVG, à l'euthanasie, ils défendent la famille comme cellule de base de la société, le rôle qui incombe à l'Eglise de tenir ces positions contre le "relativisme" de la société civile, etc. Et ils se sentent probablement, dans l'ensemble proches (ou se sont sentis, ou se seraient sentis), sur leur conception du rôle du Pape, de la place et de la signification de l'Eglise, de l'infaillibilité du Magistère, etc.

Pour autant, ils ont clairement des priorités différentes, des styles différents, des manières d'agir et de s'exprimer (et donc des manières de penser) différentes. Loin d'être à la marge, tous ces traits de caractères, toutes ces singularités philosophiques et/ou théologiques, toutes ces idiosyncrasies influent fortement sur l'évolution des possibles, de ce qu'il est possible de dire, de faire, de soutenir ou de penser dans l'Eglise, de même que la manière dont ils sont perçus, en fonction d'elles, dans la société civile et par les catholiques.

Que l'accent politique du jour soit sur la reprise en main des théologiens, sur la réconciliation avec l'aile traditionaliste de l'Eglise ou sur la refonte de la Curie, que le pape soit l'auteur d'une "théologie du corps", l'un des chefs de file des partisans de l'interprétation du Concile Vatican II suivant une "herméneutique de la continuité", ou un évêque connu pour sa proximité avec les pauvres et ses origines géographiques liées à celles de la théologie de la libération (même s'il ne s'en réclame pas pour sa part), et même s'ils sont très proches idéologiquement et théologiquement sur les "points qui fâchent", les rapports de pouvoir et la visibilité de tel ou tel discours dissident ou non dans l'Eglise s'en retrouvent, parfois radicalement, redessinés. Les représentants de tels ou tels courants plus ou moins minoritaires, suivant qu'ils se sentent marginalisés ou remis en confiance, ne s'expriment pas de la même manière, ne formulent pas leurs critiques de la même façon, et ne se disposent pas pareillement aux concessions ou aux compromis (il n'y a qu'à comparer l'évolution des discours des camps "progressistes" et "tradis" sur les deux derniers pontificats). Ceux des catholiques qui mettent l'accent sur leur fidélité au Magistère ne l'interprètent pas nécessairement, ni ne la formulent, de la même façon, suivant le pape sur lequel ils prennent modèle, les difficultés de son discours sur lesquelles ils butent, ou celles de son prédécesseur que son "style" nouveau a permis de lever. Il sont plus ou moins bien disposés à composer sur tel ou tel point "de vigilance" avec la modernité suivant qu'ils voient le pape lui-même transiger, ou non.

Au delà de de leurs mesures concrètes et de ce que dévoilent ou non les traits de personnalité visibles des papes de leur for interne, et de leur stratégie de communication, la façon dont leur "style" et leurs priorités recomposent la subjectivité des catholiques, la manière dont ils se perçoivent comme fidèles en tant qu'individus et en tant que communauté, et la perception (et les réactions) du monde "extérieur" déplace, à mesure que le temps passe, ce que signifie, ad intra et ad extra, "être catholique".

C'est pourquoi, et je suis bien désolé de le dire, affirmer, comme une sorte d'argument ultime et de bon sens, que de toute façon"le pape est catholique" et que voilà, me semble être un bavardage vide de signification, à la limite de la tautologie. Saint Augustin était catholique, Torquemada était catholique, Monseigneur Lefèbvre était catholique, Karl Rahner était catholique, Gustavo Guttierez est catholique, Benoit XVI est catholique, Christine Pedotti est catholique, Monseigneur Aillet est catholique. Beaucoup de monde est catholique, avec des vues philosophiques, politiques et théologiques bien différentes, et pas forcément faciles à départager comme plus ou moins "catholiques" pour de vrai. Et à répéter comme une litanie "le pape est catholique donc" (ou pour défendre tel établissement scolaire ou universitaire: "c'est catholique, c'est normal", comme s'il n'y avait pas des manières d'agir ou d'être catholiques plus ou moins respectueuses des personnes dans l'application des principes), le risque est de réduire la définition du catholicisme à une manière d'être et de penser et de se comporter majoritaire, ou plus acceptable dans les cercles catholiques les plus visibles, et à faire du critère de l'Eglise une hégémonie idéologique, un consensus social, au lieu de réfléchir à la part de mystère (et de Mystère) dans le caractère évanescent, insaisissable et souvent contradictoire de cet "être catholique", qui n'est pas une essence flottant dans les nuées, mais qui procède de la manière dont des millions de catholiques essaient de comprendre et de  pratiquer leur foi, parfois avec des compréhensions et des principes moraux et philosophiques très éloignés, sous des mots proches. Et, conséquence souvent perceptible de ce risque, de produire implicitement des hiérarchies entre catholiques (pardon, entre catholiques et "catholiques") sous couvert d'"unité" et de protestations outragées contre les analyses de l'Eglise en termes de rapports de pouvoir.

L'important n'est donc pas de répéter que "le pape est catholique" comme si "être catholique" ne pouvait aboutir qu'à confirmer et consolider le consensus du moment, mais d'être attentif à la façon dont sa manière particulière, personnelle, d'être catholique, dont son élection va démultiplier la visibilité et l'influence, va déplacer l'équilibre entre ces millions de façons de se vivre catholique, et aux conséquences prévisibles de ce déplacement sur la façon dont l'Eglise, en tant que communauté visible, perçoit ou non comme possible en son sein tel ou tel discours ou tel ou tel comportement, et définit ou non comme possiblement catholique telle ou telle vie (et sur la subjectivité et la construction personnelle des futurs théologiens et évêques, aujourd'hui des jeunes qui se construisent en fonction de ces déplacements de sens dans les représentations majoritaires, aussi modestes qu'ils paraissent sur le court terme). Ce que signifie "faire Eglise", une expression beaucoup moins populaire qu"être catholique" chez certains jeunes catholiques (sans doute a-t-elle été trop utilisée de manière mièvre, sentimentale, par le passé), mais qui décrit tellement mieux, à mon sens, le fonctionnement effectif, réel, transitif, de l'Eglise.


 Il est coutume, de nos jours, de rappeler le rôle dans l'Eglise de la transmission et de la continuité, qui seraient la garantie visible de, et auraient pour garantie invisible, l'action de l'Esprit Saint. Plus je  pense à cette caricature ci-dessus de Daumier, où quelques traits changent complètement le sujet de la représentation et sa ressemblance, à lui-même ou à tout autre chose, plus je me demande si les catholiques, ne font pas aujourd'hui de cette continuité de l'action de l'Esprit Saint, de manière excessive, une affaire de continuité dans la ressemblance générale de l'Eglise à ses figures passées, à des discours et des manières de voir formulés par d'autres personnes, en d'autres temps, pour d'autres sociétés. Et que la continuité de l'action de l'Esprit Saint, je n'en sais rien, je m'interroge, est peut-être dans les coups de traits par petites touches du dessinateur, qui, plus ils se multiplient, plus ils s'attachent à perfectionner le dessein d'ensemble, plus ils en modifie l'organisation et l'allure générale, et le rendent de moins en moins ressemblant à la figure d'origine (le roi ou la poire). Et qu'en cherchant à maintenir à tout prix cette ressemblance au dessin de départ, on risque de faire obstacle à la créativité du dessinateur et d'interrompre la continuité de son action. Il est sans doute impossible de répondre avec certitude à cette question que je pose, mais elle suggère que la ressemblance continue de l'Eglise à ses figures passées, ses institutions et ses coutumes, n'est nullement la fin en soi évidente que les catholiques d'aujourd'hui présupposent, et que la continuité de la figure d'ensemble et du geste qui produit cette figure ne s'impliquent nullement mutuellement.