dimanche 4 janvier 2015

Pourquoi l'éthique des vertus me pose problème, en tant que chrétien


 [Edit du 16/07/2015: comme cela était déjà perceptible dans les commentaires, je suis rétrospectivement assez mécontent de ce billet. D'une part parce que je ne me suis pas suffisamment assuré de la solidité de mes connaissances, concernant notamment les différentes philosophies se réclamant de l'éthique des vertus, avant de commencer à l'écrire. D'autre part, et surtout, parce que j'annexe sans précautions ni justification aux présupposés éthiques qui sont les miens, et qui relèvent globalement d'une éthique de la vulnérabilité, l'éthique "minimaliste" et universaliste de Ruwen Ogien qui s'y oppose pourtant frontalement, par exemple dans un texte dirigé contre les éthiques "du visage humain", ou encore dans un débat l'opposant à certains tenants de l'éthique du "care". Je laisse pourtant ce texte en ligne, mon malaise vis-à-vis de l'éthique des vertus, ou de ce que j'en comprends, demeurant à ce jour, et la discussion en commentaire n'étant pas inintéressante. Je tacherai de clarifier et de rectifier ma position dans un futur billet]

Depuis que j'écris sur ce blog, principalement des articles en lien avec les débats actuels sur les questions d'identité de genre, d'orientation sexuelle etc., l'un des fils conducteurs de ma réflexion se résume de plus en plus à la question suivante: comment concilier ma foi catholique avec l'exigence éthique qui m'a poussé à m'opposer à certains enseignements de l'Eglise en matière de morale catholique, et à prendre mes distances avec certains autres? En d'autres termes, la question que je me pose, comme beaucoup d'autres d'ailleurs et donc de manière fort peu originale, est double, et regroupe celle de la contradiction entre les conceptions morales qui sous-tendent une partie du discours actuel de l'Eglise sur ce que sont faire le bien et faire le mal, et les effets néfastes de ce discours pour certaines catégories de personnes, et celle de la contradiction entre ce constat que je fais et le désir que je maintiens de continuer à faire grandir ma foi, au sein de l'Eglise catholique, des célébrations et des traditions religieuses et spirituelles qui lui sont propres.

Ce billet n'a pas pour objet de répondre, même provisoirement, à cette question, mais d'examiner certaines difficultés que soulève à mon avis une conception particulière de la morale qui n'est pas le propre de la théologie morale catholique, qui n'en est pas non plus, loin de là, le tout, mais qui y revient en force ces dernières années, et qui est l'éthique des vertus.

1) Qu'est-ce que l'éthique des vertus?

En très gros, ce qui définit une vie ou un comportement moral ne se trouverait ni dans une loi morale inconditionnée et universelle qui serait le critère de l'action bonne, comme chez Kant, ni dans le calcul des conséquences, comme chez les utilitaristes, mais dans l'intériorisation d'un certain nombre de traits de caractères exemplaires: ainsi le courage, la tempérance, la compassion, etc.

"L'ami des vertus est moins engagé dans le monde, plus dirigé vers lui-même. Il ne se demande pas en priorité "Que dois-je faire?" ou "Quel est le meilleur état du monde?" mais "Quel genre de personne dois-je être?" et plus techniquement "Quel genre de caractère est-il bon de posséder?" Pour apparaître comme une théorie morale indépendante du conséquentialisme et de la déontologie, et non subordonnée à ces dernières, elle doit affirmer qu'être vertueux est le but ultime de la morale et non pas seulement un bon moyen d'agir justement ou de faire en sorte qu'il y ait le plus de bien possible dans l'univers" (Ruwen Ogien, L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007, p. 62 et 63, passages soulignés par l'auteur).
Cette théorie morale particulière a des origines philosophiques vénérables, et on en trouve des illustrations célèbres dans les pensées de Platon et Aristote. Et comme j'y faisais allusion, elle suscite un fort regain d'intérêt en philosophie et en théologie, après avoir été largement combattue, ainsi que l'a rappellé le théologien et prêtre jésuite Alain Thomasset:

"Il y a encore dix ou vingt ans, la vertu était vraiment mal considérée. Calomniée dans le roman et le théâtre modernes, abaissée au rang de prudence bourgeoise, ridiculisée comme un avatar de la morale sexuelle rigoriste des Eglises. [...]
Depuis maintenant près d'une vingtaine d'année, les moralistes s'intéressent de plus en plus à l'éthique des vertus et du caractère, au point que ce champ est devenu l'un des principaux domaines de recherches actuelles. [...]
Le retour actuel de l'éthique des vertus s'explique par ce désir d'une vision morale plus large qui prenne en compte l'histoire du sujet et la question de l'éducation en matière morale. Elle est le lieu privilégié de l'échange entre les normes objectives, les situations et la régulation des pulsions et des passions en vue du bien-être. Avec les vertus, l'insistance sur le bien à faire, le bon, le bien-être (avec ses ambiguïtés) remplace l'insistance trop unilatérale sur le péché ou le mal à éviter. [...]
L'éthique des vertus apparaît comme complémentaire de la morale du devoir et des règles morales. Elle est aussi plus à même de rendre compte de l'influence spécifique du monde chrétien dans la formation morale des croyants. Aristote, dans un univers culturel certes fort différent, sut associer la norme objective et le désir du bien-être. Dans une perspective théologique, la relation à Dieu oriente cette visée du bien-être des humains. Le christianisme propose un équilibre entre les possibilités humaines de réguler pulsions et passions, et le désir s'accordant au désir même de Dieu du bonheur des humains" (Alain Thomasset s. j., Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 290 et 291, passages soulignés par l'auteur).

L'éthique des vertus séduit (me séduit aussi il faut bien le dire) en ce qu'elle réconcilie le devoir moral et l'inclination. En développant mes inclinations bonnes, en renonçant à mes inclinations mauvaises, en prenant exemple sur certains traits de caractères archétypaux du bien et du bon, je réconcilie mon aspiration (celle de tout être) au bonheur, et l'exigence morale (et religieuse) de désirer le bien pour toute personne aussi bien que pour moi-même. Elle offre un remède efficace à toute interprétation doloriste ou sacrificielle de la vie morale. Par ailleurs, elle semble aussi répondre aux incertitudes engendrées par la coexistence contemporaine de valeurs et de systèmes moraux parfois contradictoires, en liant de manière indissoluble certaines aspirations "naturelles" à l'agir bon.

L'éthique des vertus est téléologique. Elle s'appuie sur des pratiques morales concrètes, dont le bénéfice principal ne repose ni sur l'accomplissement d'un devoir extérieur à elles (morale du devoir), ni sur l'anticipation de conséquences  (morale des conséquences), mais se dévoile et s'apprécie de manière immanente à celles-ci, dans un habitus, une imitation la plus fidèle possible d'une "norme d'excellence", d'une sorte de modèle, d'archétype moral, vers lequel elles s'efforcent de tendre comme vers leur fin et leur accomplissement propres. Dans les termes du philosophe chrétien Alasdair Macintyre, promoteur particulièrement influent de l'éthique des vertus en philosophie et théologie morales, une pratique est en effet:

"Toute forme cohérente et complexe d'activité humaine coopérative socialement établie, par laquelle les biens internes à cette forme d'activité sont réalisé en tentant d'obéir aux normes d'excellence appropriées, ce qui provoque une extension systématique de l'activité humaine à l'excellence et des conceptions humaines des fins et des biens impliqués" (After Virtue, p. 187, cité dans Thomasset, op. cit., p. 294).

2) En quoi l'éthique des vertus pose problème, d'un point de vue philosophique?

Le philosophe Ruwen Ogien énumère toute une série d'objections à l'éthique des vertus, dans son livre L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes (chapitre 3):

1) Il semble douteux qu'il existe quelque chose de tel qu'un caractère, c'est-à-dire "une certaine façon d'agir ou de ressentir cohérente [...] stable dans le temps et invariante d'une situation à l'autre" (p. 63, souligné par l'auteur). D'une part, "l'existence de caractères est indémontrable ou invérifiable", et les preuves comportementales contestables: un acte courageux pourrait être secrètement motivé par un mobile contraire au courage, comme la crainte de sanctions pour un soldat. Et "combien d'action courageuses ou cruelles faudrait-il avoir effectuées, d'ailleurs, pour prouver au delà de tout doute raisonnable qu'on est une personne courageuse ou cruelle?". D'autre part, Ruwen Ogien conteste le pouvoir explicatif du caractère: casse-t-on la vaisselle parce qu'on est colérique?

2) L'éthique des vertus implique qu'à leur racine, il y a une "forte composante émotionnelle" qu'il est possible de maîtriser et de contrôler, au moins partiellement. Mais si les émotions étaient au contraire des réactions purement involontaires, ce qu'il est difficile d'écarter absolument, serait-il possible d'acquérir des vertus?

3) Peut-on dire d'une vertu, en elle-même, absolument, qu'elle est morale, indépendamment de la fin, contextuelle, qu'elle sert et de considérations contingentes (sa dimension sociale etc.). L'humour, le courage, sont-ils toujours des vertus, y compris lorsqu'ils sont au service d'intentions et d'actes mauvais?

4) "Qui dresse la liste des vices et des vertus? Les philosophes moraux? Les sociologues? Les historiens? Ce qui est une vertu dans une société peut-elle être un vice dans une autre société? N'est-ce pas le cas de l'honneur qui est considéré ici comme une vertu et ailleurs comme un vice à l'origine de guerres interminables?" (p. 67 et 68).

5) L'éthique des vertu se veut une théorie morale distincte des éthiques du devoir et des conséquences. Cela revient à dire que des traits de caractères acquis ont une valeur morale intrinsèque, indépendamment de la conformité à une norme morale extérieure ou à l'amélioration du monde. Cela a-t-il vraiment un sens de considérer qu'être vertueux n'est pas seulement un moyen en vue de l'action juste ou de l'amélioration du monde mais un bien en soi?

6) Pour constituer une théorie morale normative à vocation universelle, l'éthique des vertus ne peut faire autrement que de proposer une image "d'un être humain idéal qui pourrait servir de modèle à tout le monde". Il s'agit, selon ruwen Ogien, d'une conception "essentialiste" de l'homme, qui nous propose pour finalité morale une "nature humaine" pleinement accomplie. Cependant, ce n'est pas toute notre nature qui s'accomplit ainsi, mais certaines de ses propriétés jugées bonnes (la compassion et non l'agressivité, etc.):

"Cette concession très importante me parait autodestructrice. Pour que l'essentialisme ait une certaine cohérence en tant que théorie morale, il doit soutenir que c'est notre nature qui détermine ce qui est moral. Mais dans cette version plus faible, c'est nous qui déterminons ce qui, dans la nature, est moral.
Si l'éthique des vertus renonce à l'essentialisme, parce qu'elle reconnait qu'à l'exception de propriétés dont il est difficile de voir en quoi elles pourraient être "morales", il n'y en a pas qui soient telles qu'en leur absence on cesserait clairement d'être "humain", elle risque de tomber dans le relativisme. Elle ne pourra pas nous proposer l'image d'in être humain idéal qui pourra nous servir de modèle moral à tout le monde, mais seulement des images d'êtres humains qui représentent un certain idéal dans certaines sociétés à un moment donné." (op. cit., p. 71 et 72, passages soulignés par l'auteur).

7)  L'éthique des vertus serait "totalitaire (Dieu que je déteste l'usage à tout va de ce terme). Selon Ruwen Ogien (et autant je n'ai me pas le qualitatif, autant je souscris profondément à l'idée) même si on fait grâce à l'éthique des vertus de l'ensemble des difficultés ontologiques et épistémologiques qu'elle soulève, il rest qu'elle repose sur des traits de caractères dont on peut douter qu'ils nous soient donnés ou accessibles de manière équitable. Et n'est-il pas injuste de juger de la moralité de nos actes d'après des critères qui ne dépendent pas de nous ou que nous ne sommes pas libres de modifier?

"Quoi qu'il en soit, on peut toujours se demander si l'éthique des vertus ne devrait pas être rejetée tout simplement parce que, quelles que soient les réponses qu'elle propose aux questions ontologiques et épistémologiques relatives à la nature des vertus, elle donne une portée trop large au jugement moral. Dans l'éthique des vertus, ce ne sont pas seulement nos actions qui peuvent faire l'objet d'un jugement moral, mais nos pensées, nos motifs, notre caractère, nos visions du monde, notre façon de marcher ou de nous habiller, ou ainsi de suite." (op. cit., p. 73 et 74, passages soulignés par l'auteur).
Dans un autre livre, Ruwen Ogien donne un aperçu de la "philosophie morale expérimentale", aux travers d'"expériences de pensée" qui interrogent les fondements et les arguments des différentes théories morales au travers de diverses situations contextuelles.

En voici deux qui m'ont marqué, et qui semblent constater une disjonction entre le caractère de la personne et la dimension morale de l'acte, à rebours des thèses implicites à l'éthique des vertus:

"Ainsi on a montré que l'exposition à certaines bonnes odeurs avait des relations positives avec le fait de se comporter de façon généreuse.
Le dispositif mis au point était très simple.
Un dispositif de l'expérimentateur demandait à des personnes qui se trouvaient dans un centre commercial si elles voulaient faire la monnaie d'un dollar.
Celles qui étaient tout près d'une boulangerie d'où émanaient des auteurs de bon pain ou de viennoiseries le faisaient volontiers; celles qui étaient dans un endroit qui ne sentait rien de particulier le faisaient beaucoup moins.
Dans ce genre d'expérience aussi, on fait l'hypothèse que c'est la bonne humeur liée à la perception de l'odeur agréable qui est déterminante.
Et ce qui est frappant, c'est le caractère futile, insignifiant du facteur qui la déclenche.
Il suffit d'une bonne odeur de croissant chaud!
D'autres facteurs susceptibles d'induire des comportements "prosociaux ont été examinés: des effets de groupe, l'influence de la formation philosophique, et enfin la personnalité à titre de contrôle.
Ils sont moins futiles, mais aussi moins décisifs. (Ruwen Ogien, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Grasset, 2011, p. 217).
"Des étudiants en théologie sont convoqués dans un bâtiment universitaire pour participer à une étude sur l'éducation religieuse et la force des vocations.
Après une présentation rapide du questionnaire, on leur dit qu'ils doivent se rendre  dans un autre bâtiment pour finir l'entretien, en prenant tout leur temps (pour un groupe), rapidement (pour un autre groupe) ou très rapidement (pour le dernier).
Entre les bâtiments se trouve un complice de l'expérimentateur qui s'effondre au passage des séminaristes en gémissant.
On pourrait s'attendre à ce que les séminaristes (qui connaissent par coeur la parabole du bon Samaritain!) s'arrêtent pour aider la pauvre victime. Mais ce n'est pas du tout ce qui se passe. En fait, les seuls qui ont tendance à ne pas s'arrêter sont ceux qui ne sont pas pressés.
Les résultats sont les suivants:
- très pressés: 10% s'arrêtent pour aider;
- moyennement pressés: 45% s'arrêtent pour aider;
- pas pressés: 63% s'arrêtent pour aider.
Certains séminaristes, parmi les plus pressés, n'hésitent pas à piétiner la victime si elle s'interpose, en donnant une image caricaturale de l'indifférence humaine à la douleur des autres. On ne peut pourtant pas dire que la victime était menaçante, ou que l'environnement était stressant comme dans les grandes villes modernes!" (idem, p. 219 et 220).
3) Ce qui me pose problème, en tant que chrétien, dans l'éthique des vertus 

Ce qui me gêne le plus dans l'éthique des vertus, c'est au fond qu'il s'agit d'un processus foncièrement immanent. Par l'exercice d'un certain nombre de dispositions plus ou moins acquises, suivant notre caractère, nous nous mettons en mesure de progresser vers un archétype moral, à la manière dont des sportifs vont progresser vers un idéal physique, ou des intellectuels vers un idéal philosophique, chacun plus ou moins selon nos facultés de départ. Il me semble que la vie morale ne fonctionne pas ainsi, et que ce qui nous prédispose ou non à une vision plus morale, et à un agir plus juste, procède souvent de notre accueil (ou non), d'un événement qui nous est extérieur. J'ai ainsi remarqué, à un niveau très anecdotique, du temps glorieux d'Inner Light, que du côté des metalleux comme de celui des chrétiens, le critère décisif du dialogue ne reposait pas principalement sur l'ouverture, la compassion, l'effort pour s'instruire, mais sur ce simple fait: est-ce que je me sens proche de personnes de l'autre camp, ou est-ce que j'en fréquente? J'ai bien sûr constaté des exceptions, parfois très marquantes,  mais j'ai vraiment eu le sentiment que l'élément décisif, dans bien des cas, était: est-ce que j'aime des personnes "de l'autre camp". Plus dramatique, le débat sur le mariage pour tous m'a paru profondément conditionné, dans ses expressions les plus nuancées, par le caractère "entre deux mondes" de certains participants. Ainsi, j'ai été frappé par la lucidité d'homosexuels chrétiens, ou proches de chrétiens, qui assumaient ce double héritage. Moi-même, en tant que chrétien, je me suis senti mille fois plus concerné dans ce débat (et prêt à remettre en cause ma vision du monde et de ma foi), quand j'ai pris conscience, brutalement, de l'implication personnelle de proches. Certains des militants pro "égalité des droits" que j'ai pu croiser étaient d'autant plus disposés à l'écoute et au dialogue qu'ils ou elles avaient des proches chrétiens. Je n'en tire aucune règle ni aucune revendication d'une plus grande légitimité, mais je remarque que l'attention à autrui est grandement facilitée par... l'irruption d'autrui dans nos certitudes. Je trouve le jugement morale d'autant plus efficace et juste qu'il est travaillé par la rencontre d'une certaine hétéronomie, à rebours, je dois bien l'avouer, de traditions très respectables de la philosophie morale.

Je ne puis m'empêcher de remarquer qu'un certain nombre de promoteurs influents de l'éthique des vertus, aujourd'hui, se réclament d'une forme de transmission traditionnelle des vérités morales. Ainsi, contre la fragmentation morale, l'émotivisme et le déracinement, Alasdair MacIntyre pense l'unité des pratiques vertueuses au sein d'une "tradition narrative", qui "de génération en génération, transmet la vision du bien commun d'une communauté et décrit de manière utopique le but futur que celle-ci se donne. Une telle tradition permet à une communauté d'orienter et de hiérarchiser toutes ses pratiques." (Thomasset, op. cit., p. 296). Il se montre assez pessimisme vis à vis de ce qu'il juge comme le relativisme ambiant, "les ténèbres qui nous entourent déjà" (After virtue, P. 263). Pour le théologien Stanley Hauerwas, "l'Eglise doit s'organiser et se comprendre comme une communauté particulière, vivant de sa tradition narrative biblique. Elle a pour tâche de constituer face au libéralisme ambiant une minorité contre-culturelle qui forme ses membres à la vertu. [...] Ce n'est donc plus une éthique universelle qui est proposée, mais l'éthique particulière de ceux qui ont choisi de rentrer dans le monde biblique et qui se sont entraînés aux pratiques spécifiques de la communauté chrétienne (comme l'hospitalité ou le pardon) et à ses vertus (comme la patience ou l'espérance)." (Thomasset, idem, p. 298, passage souligné par l'auteur).

Cette transmission, qui, comme nous l'avons vu avec Ruwen Ogien, semble d'autant plus opératoire qu'elle fonctionne sur une interprétation essentialiste de la nature humaine, a ceci en commun avec la vision magistérielle de la sexualité, de la différence homme-femme, qu'elle fonctionne à partir de l'incorporation de consensus sociaux naturalisés en évidence. La complémentarité homme-femme (au sens de l'unique entrée possible à la vie conjugale que serait le mariage hétérosexuel) est évident car c'est ainsi qu'il en a (presque) toujours été. Et comme l'écrivait MacIntyre, contre l'éthique du devoir: "Kant n'a bien sûr lui-même aucun doute pour savoir quelles maximes sont en fait les expressions de la loi morale. [il] n'a jamais douté un instant que les maximes qu'il a apprises de ses parents étaient celles qui devaient être justifiées par un test rationnel." (After virtue, p. 44). Lecture douteuse de Kant mise à part, MacIntyre voit clairement dans l'intériorisation de normes sociales la racine et la vérité de la morale kantienne.

La vertu procède de la transmission, la vérité de la coutume naturalisée, et finalement le même du même. Quitte à se parer des couleurs de "l'altérité" quand les ficelles deviennent un peu trop visibles. Car la difficulté est bien celle de la place de la différence dans cette éthique. Quand les vertus procèdent d'archétypes idéaux, et ceux-ci de modèles culturels consensuels, quelle place est-elle laissée à celles et ceux qui sont moins conformes, sur tel ou tel point? Certes la compassion, la pitié, la générosité sont des vertus, mais qui magnifient leur auteur, et ne font finalement profiter aux pauvres malheureux, qu'il couvre de son regard bienveillant, de sa lumière que par procuration. Car là où il y a archétype, il y a finalement hiérarchie, et quel que soit le mérite de ceux qui ont su mettre en lumière leurs vertus, il y a chaque jour des personnes dont la grosseur socialement disgracieuse est perçue comme un manquement à la vertu de tempérance, dont la vie amoureuse trépidante ou l'habillement insolite est perçu comme un manquement à la vertu de pudeur (a fortiori quand il s'agit de femmes). Dont les larmes sont perçues comme un manquement à la vertu de dignité (à fortiori quand il s'agit d'hommes). L'éthique des vertus procède d'un pot commun, efficace quand il s'agit de remédier à des défauts évidents, mais souvent contre-productive quand il s'agit d'interroger les mécanismes sociaux qui nous rendent, souvent à notre insu, acteurs d'injustices et de discriminations. Comment s'étonner dès lors que les mêmes qui exaltent l'éthique des vertus, qui se fortifient jour après-jour par des lectures pieuses, des prières, des célébrations, aient tant de mal à rendre en compte la souffrance de leur prochain, femme, homosexuel, transgenre, quand elle déroge à ce même, à cette transmission, dont leurs efforts sont tributaires? je parlais dans un précédent billet d'empathie. Et je distinguai celle-ci de la compassion, au sens où celle-ci serait une vertu, et la première une irruption de la vie d'autrui dans mon système moral. La compassion naît de l'entrainement de mes vertus, et se fortifie par là-même. L'empathie me met en relation, de l'extérieur, de façon événementielle, avec la souffrance de mon prochain, quel que soit l'état d'abandon ou d'entretien de mes vertus personnelles. A la manière dont un persécuteur des chrétiens rencontra Dieu sur le chemin de Damas.

Je vais parler en tant que non spécialiste d'exégèse, mais j'ai remarqué que les évangiles sont remplis de passages où les personnes vertueuses sont prises en défaut, et où celles non vertueuses croient en Jésus Christ ou agissent suivant l'Esprit Saint. Je pense à la femme de mauvaise réputation qui lave les pieds de Jésus d'un parfum précieux. A Zachée qui, malgré les méfaits accomplis en tant que percepteur d'impôts qui invite jésus en sa demeure. Ou encore ses passages où ce dernier dit que les protituées et les percepteurs d'imôts auront le royaume de Dieu, et que les docteurs de la loi ne l'auront pas. Ou encore:

« Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, publicain. Le pharisien se tenait là et priait en lui-même : ’Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.’ Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : ’Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis !’ Quand ce dernier rentra chez lui, c’est lui, je vous le déclare, qui était devenu juste, et non pas l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. » (Luc, 18, 9-14).
Il semble habituel d'interpréter tous ces passages de la manière suivante: ceux qui paraissaient vertueux n el'étaient pas vraiment, et ceux qui ne le paraissaient pas l'étaient bien plus. Il me semble bien plus fort (et encore une fois je ne suis pas exégète et ne fais que donner mon sentiment personnel), de considérer que, par exemple, le pharisien était vraiment vertueux, et le publicain faible et plein de vices. Et que pourtant l'entrainement du premier ne lui a pas permis de se faire suffisamment attentif à Dieu et à son prochain, là où le second avait au moins conscience de sa clôture sur soi.

L'illustration de ce billet vient d'un manga dont les personnages principaux, au demeurant tout à fait héroïques, incarnent chacun des sept péchés principaux. Sans lire dans les intentions de son auteur une perspective proche de la mienne, j'y ai apprécié l'idée que des "gentils" puissent être définis par leurs vices et non par leurs vertus (au demeurant, pourquoi oppose-t-on aux sept vertus catholiques les sept péchés capitaux? Les vertus relèves de la tendance, et les péchés de l'acte. IL me semblerait plus logique de parler des sept vices capitaux). Non pas par leur excellence, mais par les fautes qui ont ébréché leur vision d'eux-mêmes, et les ont rendus réceptifs à l'idée que leur vision acquise, intériorisée par leur éducation et leur histoire, du monde et d'eux-mêmes, puisse ne pas laisser suffisamment de place dans leur coeur à leur prochain.

Je voudrais creuser cette intuition, encore vague, dans de futurs billets. En attendant, celui-ci voulait simplment faire le point sur mes réticences envers l'éthique des vertus. Certes, en général, je trouve préférable d'augmenter me parait bon, et de diminuer ce qui me parait mauvais. Je n'en fait cependant pas une fin en soi, mais subordonne cette pratique à l'examen des conséquences de mes actes, ou des actes d'autrui, sur mon prochain, et sur le monde en général. En ce sens, je ne me réclame pas, dans l'état actuel de ma réflexion, de l'éthique des vertus, mais de celle des conséquences.