lundi 16 septembre 2013

Judith Butler et ce que signifie "défendre la vie"

Ce billet compile, en les étoffant, deux réponses que j'ai faites il y a deux semaines, sur Facebook, à l'un de mes contacts qui m'interpellait sur la dimension "subversive" revendiquée de la pensée de Judith Butler. Il aura donc un fort air de déjà-lu pour ceux de mes lecteurs qui me suivent sur Facebook).

L'une des grandes questions qui me paraissent traverser l'oeuvre de Judith Butler (pour le peu que le non spécialiste que je suis en a lu jusqu'ici) est: qu'est-ce qui fait qu'une vie est perçue ou non comme vivable? Suivant les contextes (guerre, "matrice hétérosexuelle", etc.) telle vie sera sacralisée, ou au contraire minimisée, voire reléguée dans l'indicible (le gay aux yeux de beaucoup d' hétéros. Le trans aux yeux de beaucoup de gays. Le prisonnier de Guantanamo aux yeux d'une certaine droite américaine. Voire le foetus aux yeux de Butler elle-même, ce qu'elle me parait thématiser explicitement au début de Ce qui fait une vie, quoique contre la position politique connue sous le nom de  pro life). En lien avec cette question , il convient de rappeler qu'elle a fait ses premières armes philosophiques sur la dialectique hégélienne du maitre et du serviteur (notamment dans sa thèse de doctorat, publiée en 1987 sous le titre Subjects of desire), et la question de la reconnaissance: qu'est-ce qui fait qu'une vie est reconnue, ou se reconnait-elle, pour telle? 

 " Les derniers travaux de l’auteure, notamment Frames of War : When Is Life Grievable ? (2009), se caractérisent entre autres par un abandon relatif de la question du genre au profit d’un intérêt pour la guerre, mais ils se caractérisent plus fondamentalement par une réévaluation de la notion de « reconnaissance » qui dépasse de façon significative les thèses de Gender Trouble. J. Butler se fait de plus en plus critique à l’endroit de la reconnaissance dans la mesure où celle-ci présuppose des schèmes perceptifs et idéologiques qui déterminent ce qu’est une vie « vivable », digne de ce nom, une vie qui compte et par conséquent une vie reconnue. La notion de « reconnaissabilité » permet précisément de souligner les limites de la « reconnaissance » en s’intéressant aux modalités effectives selon lesquelles une vie est reconnue comme « digne » ((voir à ce propos les pages synthétiques et très éclairantes de H. Gueguen, dans La reconnaissance, Paris, La Découverte)). En fonction de ce déplacement, la « précarité » et la vulnérabilité » permettraient de dépasser les pièges d’une reconnaissance socialement et idéologiquement formatée. Le lien avec Sujets du désir s’avère alors manifeste puisque J. Butler y défend, contre les réappropriations ultérieures, le caractère vulnérable et précaire du sujet hégélien. Le passage de la « reconnaissance » à la « reconnaissabilité » est certes une critique de la reconnaissance hégélienne et des présupposés qu’elle charrie. Pourtant, c’est encore et toujours une thématique hégélienne qui assure un dépassement de cette critique. Paradoxalement, c’est en effet dans sa lecture du texte hégélien que J. Butler forge la notion de vulnérabilité qui est le concept fondateur pour une rénovation de la reconnaissance sur de nouvelles bases. La notion de vulnérabilité, la critique de l’autonomie et de l’autosuffisance prêtées à tort au sujet hégélien fonde les bases d’une critique de la reconnaissance hégélienne et assure l’élaboration de l’un des concepts clé de la pensée butlerienne." (Actu Philosophia, "Judith Butler: Sujets du désir", par Sandrine Alexandre).

En ce sens, il est clair que la subversion, pour Butler, n'a pas pour finalité de défier l'ordre en tant qu'il est ordre, mais dans la mesure où il fige ce processus continu de reconnaissance et d'émergence a la conscience de soi d'identités singulières et occultées par le ou les consensus du moment. Raison pour laquelle, au passage, elle s'est montrée très réticente à la revendication de la légalisation du mariage gay. Quelles formes d'union plus marginalisées encore cette reconnaissance par l'Etat cette légalisation va-t-elle a contrario confirmer dans la non reconnaissance légale? On voit donc que Butler ne combat pas tant l'ordre en tant qu'il est ordre, mais en tant qu'il est toujours à nouveau injuste, c'est a dire excluant et invisibilisant, même lorsqu'il se présente lui-même comme l'aboutissement de la subversion d'un ordre établi antérieur ou comme la réaction à un autre ordre plus tyrannique. La subversion, pour elle, n'est pas ce qui va déshumaniser l'homme en le pervertissant, en occultant sa dignité, mais au contraire ce qui va sans cesse rappeler et maintenir au grand jour la précarité de cette dernière, sans cesse à nouveau dissimulée par le pouvoir normatif des usages et du langage, souvent dans l'acte ou le discours même qui prétend la défendre:

" « Violence, Mourning, Politics » dépasse l’affirmation de la nécessité d’un discours critique face aux attentats du 11 septembre et à la responsabilité des Etats-Unis. Dans cet article, Judith Butler s’interroge sur la réaction agressive qui suit la perte et le deuil. La violence est une réaction qui tente de faire disparaître la faiblesse dans laquelle l’humain se trouve après une agression, elle tente de cacher cette vulnérabilité de l’humain. L’auteur affirme qu’au contraire, il faut laisser cette vulnérabilité, cette précarité de l’être, visible. Il faut lui ménager une place, ce n’est que par la reconnaissance de cette vulnérabilité qu’une éthique de la non-violence peut se développer. S’interrogeant ensuite sur la manière dont certains deuils deviennent nationaux et d’autres tombent dans l’oubli, elle souligne que toute vie humaine n’est pas sur un pied d’égalité, que certaines semblent mériter d’être pleurées tandis que d’autres ne doivent surtout pas être évoquées. Les médias possèdent un fort rôle dans cette normalisation par le deuil et dans la déshumanisation de certains êtres par rapport à d’autre. Elle développe cette idée de manière très importante dans le dernier article qui donne son nom au recueil. A partir de la théorie du visage de Levinas, elle dénonce la manipulation de l’image par les médias, déshumanisant certains visages comme celui de Ben Laden ou encore de Saddam Hussein pour en faire des incarnations respectivement du terrorisme et de la tyrannie." (Université Rennes 2, site du CELLAM, compte-rendu de Vie Précaire par Chloé Tazartez).

  L'un des points de sa pensée jamais mentionnés dans notre polémique, mais à mon avis passionnant, est quelle est une philosophe "pro choix" de la vie. En témoignent les titres originaux de plusieurs de ses livres The psychic life of power, Precarious life, ainsi que le sous-titre de Frames of war: When Is Life Grievable ? (la traduction en français renforce cet aspect, en choisissant pour titre: Ce qui fait une vie) . Dans ce dernier livre, elle insiste sur la nécessite de ne pas laisser a la droite religieuse le monopole de la réflexion sur la vie. Ce qui la place, sur ce point, en contradiction directe avec l'enseignement actuel de l'Eglise catholique, puisqu'a ses yeux, certaines vies ne sont decidément pas vivables:

" Il est évidemment difficile, quand on est de gauche, de penser un discours de la « vie », habitués que nous sommes à considérer comme « pro-choix » les personnes qui défendent l’accroissement des libertés reproductives, et comme « pro-vie » celles qui s’y opposent. Mais peut-être y a-t-il un moyen pour la gauche de se réapproprier la pensée de la « vie » et de recourir à ce cadre de la vie précaire pour tenir une position féministe forte sur les libertés reproductives. Il est facile de voir comment les partisans des positions appelées « pro-vie » pourraient s’emparer d’une telle vision pour soutenir que le fœtus est précisément cette vie qui reste privée de deuil et qui devrait être pleurée ou encore une vie qui n’est pas reconnue comme telle par ceux qui défendent le droit à l’avortement. Le même argument pourrait être étroitement associé aux revendications de droits pour les animaux, puisqu’on pourrait dire que l’animal est une vie qui n’est généralement pas reconnue comme telle d’après les normes anthropocentriques. De tels débats tournent souvent aux questions ontologiques cherchant à découvrir s’il y a une différence significative entre le statut vivant du fœtus, voire de l’embryon, et celui d’une « personne », ou encore s’il y a une différence ontologique entre l’animal et l’« humain ».


Reconnaissons que tous sont des organismes qui vivent, dans un sens ou un autre. Dire cela, cependant, ce n’est pas encore fournir un argument substantiel en faveur de l’une ou l’autre politique. Après tout, les plantes sont des êtres vivants, mais les végétariens ne refusent habituellement pas d’en manger. Plus généralement, on peut soutenir que des processus de vie eux-mêmes nécessitent destruction et régénération, mais cela ne nous dit pas encore quels types de destructions sont acceptables ou inacceptables au point de vue éthique. Déterminer la spécificité ontologique de la vie dans de tels cas nous conduirait plus généralement à aborder la biopolitique, qui concerne les manières d’appréhender, de contrôler et d’administrer la vie ainsi que la manière dont ces modes de pouvoir entrent dans la définition de la vie même. [...]

De mon point de vue, il n’est pas possible de fonder des arguments en faveur de la liberté reproductive, qui inclut le droit à l’avortement, sur une conception de ce qui est vivant et de ce qui ne l’est pas. Les cellules souches sont des cellules vivantes, fussent-elles précaires, mais cela n’implique pas immédiatement une quelconque décision quant aux conditions sous lesquelles elles doivent être détruites ou utilisées. Tout ce qui entre sous la rubrique « vie précaire » ne mérite donc pas a priori d’être protégé de la destruction. Mais c’est précisément là que ces débats deviennent difficiles, car si certains tissus ou cellules vivants méritent d’être protégés de la destruction et pas d’autres, cela ne risque-t-il pas de mener à conclure que, en situation de guerre, certaines vies humaines méritent d’être protégées et d’autres non ? Pour voir en quoi cette inférence est fallacieuse, il nous faut considérer quelques postulats de base de notre analyse et la manière dont un certain anthropocentrisme conditionne plusieurs formes problématiques d’argumentation." (Judith Butler, Ce qui fait une vie: Essai sur la violence, la guerre et le deuil, "Vers une critique du droit à la vie"Zones, 2009, Trad. Joëlle Marelli)

 C'est précisément ce point, susceptible d'être rejeté de manière épidermique par de nombreux chrétiens, qui permet à mon avis un dialogue fécond (rappel: dialogue n'est synonyme ni d'accord ni de compromis) entre sa pensée et celle catholique. En effet, elle thématise la tension inhérente a toute pensée qui se réclame de la "défense de la vie". Personne n'est jamais totalement "pro vie", et la connotation totalisante, globale, absolue de ce terme, qui lui donne cette apparence d'évidence, si convaincante pour les catholiques, me parait-être dans le même temps une cause importante du malaise et de la réticence de beaucoup de nos contemporains face à leur combat. "Défendre la vie", c'est à la fois, me semble-t-il, trop dire et ne rien dire. Après tout, la vie elle-même, comme Judith Butler le souligne dans le passage ci-dessus, a besoin de consumer d'autres vies pour durer. 

Diverses associations féministes et LGBT cherchent à mettre en lumière comment certaines vies (des femmes, des gays, des trans,) sont rendues, banalement, invivables, pour dénoncer cet état de fait, mais par ailleurs défendent l'idée que certaines vies puissent ne pas, ou ne plus, valoir le coup d'être vécues. Inversement, les catholiques (ou un grand nombre d'entre eux) défendent la dignité inconditionnelle de toute vie, de la conception a la mort, mais, dans les critères suivant lesquels ils les apprécient (par exemple en affirmant que certaines vies sont habitées par des tendances "désordonnées" qui les coupent de certaines voies, pourtant lourdement favorisées socialement, pour s'accomplir pleinement, par exemple le mariage, voire la prêtrise selon certains ) les rendent de fait plus ou moins vivables, plus ou moins abouties ou susceptibles d'aboutissement: certaines nécessitent de plus grands sacrifices que d'autres pour tendre vers la plénitude de la vie chrétienne. Tout le monde ou presque se réclame de la vie, féministes, cathos ou autres, mais personne ne la défend de manière absolue. Chacun le fait suivant une conception qui valorise certains de ses aspects sur d'autres: vie consciente, vie biologique, vie "en devenir"... Reconnaitre cette tension n'implique pas que tout se vaut. Je pense qu'on peut percevoir le paradoxe qui la travaille tout en restant fermement engagé dans la promotion de la liberté contraceptive, ou au contraire dans celle de l'enseignement moral de l'Eglise. Mais cela pose une question qui reste souvent implicite, tant dans les joutes entre catholiques et féministes qu'à l'intérieur même de l'Eglise, entre ceux pour qui être contre l'avortement implique d'être contre la peine de mort, ceux qui pensent le contraire, et ceux qui trouvent qu'elle devrait un peu moins se préoccuper des débuts et de la fin de la vie, et un peu plus de son milieu. 

Les réactions catholiques à l'homicide d'un braqueur par un bijoutier niçois me paraissent à ce titre assez éclairantes. Beaucoup s'affrontent les uns les autres de manière virulente, s'opposant des conceptions parfois extrêmement divergente de cette valeur qu'ils sont censés partager: la défense inconditionnelle de la vie. Certains revendiquent à ce sujet une position qui se veut "cohérente": "préférer la vie" de manière inconditionnelle, plutôt qu'"à la carte", comme le feraient aussi bien ceux qui condamnent le bijoutier mais se font par ailleurs les promoteurs de l'avortement, que ceux qui défendent l'acte de ce dernier, mais se disent par ailleurs "pro-vie". Si toujours "préférer la vie" est une belle formule (qui a d'ailleurs le mérite de lever en partie le caractère trop absolu de la revendication "être pro vie" et de préciser ses contours), et si je m'associe à l'auteur dans notre impossibilité commune de cautionner l'acte de tirer dans le dos de quiconque, quelques soient par ailleurs les circonstances éventuellement atténuantes, je m'interroge néanmoins sur cette revendication d'une défense "cohérente" de la vie: si on observe tant d'incohérences dans ce combat des catholiques, sur la gauche comme sur la droite, n'est-ce pas justement parce que ce terme "vie" est trop général et imprécis pour servir de fondement clair à une revendication d'ordre éthique et politique, au sens où tout le monde peut s'y reconnaitre tout en en excluant l'autre , que le mot d'ordre "défendre la vie" est lui-même la source inéluctable de contradictions, incohérent dans son essence comme dans sa formulation? N'y a-t-il pas lieu de mieux définir ce qu'est une "vie" au sens où nous l'entendons, une vie vivable, ou digne d'être défendue?Ce qui inclut peut-être, au delà de la vie elle-même, de réfléchir sur ce qu'est la vulnérabilité: qu'est-ce qui nous fait juger qu'elle doit parfois être protégée, et parfois non (concernant la vulnérabilité, d'une part de l'embryon humain, d'autre part de l'animal à l'abattoir, beaucoup de militants antispécisme les prioriseront de manière rigoureusement inverse à la majorité des catholiques, avec le même sentiment d'évidence morale. Certains sont pour la paix dans le monde, au risque delaisser certains régimes exercer des répressions sanglantes. D'autres sont prêts à partir en guerre pour sauver des vies qu'ils jugent injustement opprimées. Beaucoup de français, par ailleurs, jugent que la vulnérabilité d'un embryon ne justifie pas sa protection à tout prix, dans la mesure où il n'est pas encore conscient, mais par contre estiment, à mon avis à juste titre, que la vulnérabilité d'un braqueur qui tourne le dos à sa victime doit être protégée sans réserves des velléités d'auto-défense de celle-ci, au même titre que celle de n'importe lequel de nos concitoyens. De nombreux autres français pensent rigoureusement l'inverse, comme on l'a vu ces derniers jours. Et bien sûr certains sont à la fois pour l'avortement et l'auto-défense, ou rejettent les deux avec une même véhémence. Avec à chaque fois un sentiment d'évidence morale qui pose la question de la valeur morale et axiologique, justement, de ce dernier, et me conduit pour ma part, par principe, à  m'en méfier, que ce soit chez ceux qui classent les vies par ordre de priorité ou chez ceux qui entendent,  sans que je sois sûr pour ma part que cela soit absolument pensable, toutes les défendre à égalité. Car quels que soient les conflits éthiques, qu'il s'agisse de justice sociale, de relations internationales ou de bioéthique, on oppose constamment la vie à la vie, et n'en déplaise aux slogans des uns et des autres, il n'est pas toujours si facile de déterminer quelle conception de la vie, et parfois quelle vie, doit primer)? 

Ce qui aurait le mérite, non seulement de poser sur la table l'une des difficultés importantes de l'"unité" des catholiques aujourd'hui: la plupart se disent "pro vie", mais en ayant une idée souvent complètement différente de ce qu'est cette vie qu'il convient de défendre à tout pris, et des situations que l'on peut ou non associer à ce combat, pour ne pas parler des priorités éventuelles entre telle ou telle de ces dernières (lutte contre la peine de mort, l'avortement), mais aussi de pouvoir peut-être prendre en compte d'une manière moins épidermique et "bloquante" le discours de ceux et celles pour qui l'avortement n'est pas un crime contre la dignité humaine, mais un acquis historique pour celle-ci, une cause pour laquelle des personnes ont lutté, y compris en assumant les risques de l'illégalité et de la répression judiciaire, des décennies durant. Que ce soit pour mieux les entendre ou pour mieux les réfuter. 

Et pour quelqu'un comme moi, qui suis passé successivement, depuis que je suis en âge de m'engager politiquement,  par le catholicisme de gauche, l'extrême-gauche athée,  le mysticisme ésotérisant chrétien (genre J.Boehme) , le catholicisme "orthodoxe" puis a nouveau le catholicisme de gauche, qui ai subi en profondeur et les unes unes après les autres des influences mutuellement exclusives sur les question de l'avortement et de l'euthanasie (même si par ailleurs j'ai toujours été totalement opposé à la peine de mort)et qui ne parvient pas a être sensible, en dépit de tous mes efforts, prolongés sur des années, à "l'évidence morale" ni de la position "pro-vie", ni de celle "pro-choix" (ces deux termes sont certes réducteurs, mais me permettent de bien cibler ce dont je parle), c'est capital.