jeudi 15 août 2013

Etudes de genre et théologie du corps: considérations préliminaires 2/3




2) Oppression de la femme par l'homme, "originalité naturelle" des deux sexes, et socialisation de genre


L'un des mérite de la théologie du corps de Jean-Paul II est d'avoir cherché à donner une formulation catholique la dénonciation de l'oppression de la femme par l'homme:



 "Quand donc nous lisons dans la description biblique les paroles adressées à la femme: «Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi» (Gn 3, 16), nous découvrons une rupture et une menace constante affectant précisément cette «unité des deux» qui correspond à la dignité de l'image et de la ressemblance de Dieu en chacun d'eux. Mais cette menace apparaît plus grave pour la femme. En effet, dans une existence qui est un don désintéressé et qui va jusqu'à vivre «pour» l'autre s'introduit le fait de la domination: «Lui dominera sur toi». Cette «domination» désigne la perturbation et la perte de stabilité de l'égalité fondamentale que possèdent l'homme et la femme dans l'«unité des deux», et cela surtout au détriment de la femme, alors que seule l'égalité qui résulte de la dignité des deux en tant que personnes peut donner aux rapports réciproques le caractère d'une authentique «communio personarum». Si la violation de cette égalité, qui est à la fois un don et un droit venant de Dieu Créateur lui-même, comporte un élément défavorable à la femme, par le fait même elle diminue aussi la vraie dignité de l'homme. Nous touchons ici un point extremement délicat dans le domaine de l'«ethos» inscrit dès l'origine par le Créateur dans le fait même de la création des deux à son image et à sa ressemblance.Cette affirmation de Genèse 3, 16 a une grande portée, une portée significative. Elle implique une référence au rapport réciproque de l'homme et de la femme dans le mariage. Il s'agit du désir né dans le cadre de l'amour conjugal, qui fait en sorte que «le don désintéressé de soi» de la part de la femme attende en réponse d'être parachevé par un «don» analogue de la part de son mari. Ce n'est qu'en se fondant sur ce principe que tous les deux, et en particulier la femme, peuvent «se trouver» en une véritable «unité des deux», selon la dignité de la personne. L'union matrimoniale exige que soit respectée et perfectionnée la vraie personnalité des deux époux. La femme ne peut devenir un «objet» de «domination» et de «possession» de l'homme. Mais les paroles du texte biblique concernent directement le péché originel et ses conséquences durables chez l'homme et la femme. Sur eux pèse la culpabilité héréditaire; ils portent constamment en eux la «cause du péché», c'est-à-dire la tendance à altérer l'ordre moral qui correspond à la nature rationnelle elle-même et à la dignité de l'homme comme personne. Cette tendance s'exprime dans la triple concupiscence que le texte de l'Apôtre décrit comme convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la richesse (cf. 1 Jn 2, 16). Les paroles de la Genèse citées plus haut (3, 16) montrent comment cette triple convoitise, cette «cause du péché», pèsera sur les rapports réciproques de l'homme et de la femme.Ces mêmes paroles se réfèrent directement au mariage, mais indirectement elles atteignent les divers domaines de la convivialité, les situations dans lesquelles la femme est désavantagée ou objet de discrimination pour le seul fait d'être femme. La vérité révélée sur la création de l'homme comme être masculin et féminin constitue l'argument principal contre toutes les situations qui, en étant objectivement nuisibles c'est-à-dire injustes, comportent et expriment l'héritage du péché que tous les êtres humains portent en eux-mêmes. Les Livres de l'Ecriture Sainte confirment en divers endroits l'existence effective de telles situations, et en même temps ils proclament la nécessité de se convertir, c'est-à-dire de se purifier du mal et de se libérer du péché, de ce qui porte offense à l'autre, de ce qui «amoindrit» l'homme, non seulement celui qu'atteint l'offense mais aussi celui qui en est l'auteur. Tel est le message immuable de la Parole révélée par Dieu. Ainsi s'exprime l'«ethos» biblique jusqu'à la fin(33)." (Jean-Paul II, Lettre apostolique Mulieris Dignitatem, du 15 août 1988, 10).
Selon Yves Semen, ce rapport de domination peut s'exercer dans les deux sens:

"L'homme est conscient du poids et de la virulence de son désir sexuelet de la tyrannie qu'il peut exercer sur lui. Il peut attendre du mariage et de sa femme un  apaisement de ses pulsions,  de sa soif de l'union physique, sans toujours réaliser que l'exercice habituel de la sexualité provoque davantage une exaspération qu'un rémission du désir sexuel. Dans le mariage, il pourra avoir tendance à revendiquer ses "droits d'époux", en invoquant l'exigence du "devoir conjugale". [...]De son côté la femme est capable de répondre à cette volonté de domination de l'homme par un autre type de domination beaucoup plus subtil: voyant que sa soif de don dans le mariage et la vie conjugale est l'objet de tentatives d'appropriation, et comme elle s'imagine être plus libre que l'homme vis-à-vis de l'exigence du désir sexuel, elle peut chercher à exploiter cette caractéristique de sa physiologie et de sa psychologie pour exercer à sa manière une domination. Elle attend du mariage moins une satisfaction de ses pulsions sexuelles qu'une certaine satisfaction sentimentale, ce qui lui donne l'impression tout à fait illusoire d'une plus grande "pureté"." (op. cit., p. 135-136)
Ces tentatives mutuelles de domination dans le couple peuvent eller jusqu'à la "désunité", et ses conséquences dramatiques (violences conjugales, adultère, divorce...):


"1. Désunité dans la personne entre le regard et le coeur:

[...] Un des effets du péché, c'est de troubler la qualité du regard qui n'est plus alors dans l'admiration de l'altérité masculine ou féminine. Ce n'est plus un regard de pureté du coeur admirant l'autre à travers la séduction qui s'exprime à travers les signes de la masculinité et de la féminité et y discernant un appel à la communion des personnes, c'est un regard qui vise à utiliser pour satisfaire. Le péché fausse le regard et introduit la désunité entre le regard et le coeur, entre l'appel du coeur à la communion des personnes et le regard qui cherche à prendre, utiliser, "chosifier". 
2. Désunité entre le corps et le coeur
Il faut remarquer que, lorsqu'il "regarde pour désirer" et qu'il en prend conscience, l'homme a tendance, non pas à considérer létat problématique de son coeur, mais à accuser son corps C'est une réaction constante de l'homme que de mettre en accusation son corps comme une réalité étrangère à lui-même et sur laquelle il n'a pas prise. Le corps est alors considéré comme la source du péché, comme un adversaire à combattre ou duquel il faut se libérer. [...]
3. Désunité entre les personnes
La désunité entre les personnes s'établit lorsqu'elles ne sont plus l'une pour l'autre don d'elles-mêmes, mais sont réduites au statut d'objets l'une pour l'autre. [...]Finalement, ce que veut nous dire Jean-Paul II à travers cette longue analyse du regard, c'est que c'est la valeur du regard que je porte sur l'autre qui décide de l'adultère commis dans le coeur, quelle que soit la réalité ou l'absence d'actes extérieurs. C'est pour cela que le pape va jusqu'à dire, et cela a été mal compris, qu'on peut commettre l'adultère avec sa propre femme, car l'adultère n'est pas tant dans l'acte extérieur que dans le regard - et l'intention qui l'anime- qui est suscpetible d'entrainer l'acte extérieur : "[...] Cet adultère "dans le coeur", l'homme peut également le commettre à l'égard de sa propre femme, s'il la traite seulement comme objet d'assouvissement de ses instincts"." (idem, p. 141 à 146). 
Du fait de sa conception résolument différentialiste des rapports H/F, le "féminisme" de Jean-Paul II trouve assez vite ses limites:

"De nos jours, la question des «droits de la femme» a pris une portée nouvelle dans le vaste contexte des droits de la personne humaine. Eclairant ce programme constamment déclaré et rappelé de diverses manières, le message biblique et évangélique sauvegarde la vérité sur l'«unité» des «deux», c'est-à-dire sur la dignité et la vocation qui résultent de la différence et de l'originalité personnelles spécifiques de l'homme et de la femme. C'est pourquoi même la juste opposition de la femme face à ce qu'expriment les paroles bibliques «lui dominera sur toi» (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à «masculiniser» les femmes. La femme ne peut _ au nom de sa libération de la «domination» de l'homme _ tendre à s'approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre «originalité» féminine. Il existe une crainte fondée qu'en agissant ainsi la femme ne «s'épanouira» pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s'agit d'une richesse énorme. Dans la description biblique, l'exclamation du premier homme à la vue de la femme créée est une exclamation d'admiration et d'enchantement, qui a traversé toute l'histoire de l'homme sur la terre. Les ressources personnelles de la féminité ne sont certes pas moindres que celles de la masculinité, mais elles sont seulement différentes. La femme _ comme l'homme aussi, du reste _ doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu'elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l'«image et ressemblance de Dieu» qui lui est particulière. Ce n'est que dans ce sens que peut être surmonté aussi l'héritage du péché qui est suggéré par les paroles de la Bible: «Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi». Dé passer ce mauvais héritage est, de génération en génération, un devoir pour tout être humain, homme ou femme. En effet, dans tous les cas où l'homme est responsable de ce qui offense la dignité personnelle et la vocation de la femme, il agit contre sa propre dignité personnelle et contre sa vocation." (Mulieris Dignitatem, op. cit.).

L'analyse, et la dénonciation, que Jean-Paul II tente, à l'encontre de l'opression de l'homme sur la femme, si elle est extrêmement louable dans son intention, me semble appeler, pour ce qui concerne son exécution, les trois remarques suivantes:

1) Si Jean-Paul II insiste sur l'égale dignité de l'homme et de la femme, et s' il rappelle, dans le passage ci-dessus, que "les ressources personnelles de la féminité ne sont certes pas moindres que celles de la masculinité" mais "juste différentes", et si donc il atténue de manière considérable le discours traditionnel de l'Eglise, hérité de Saint Paul, sur la femme "soumise" à l'homme, qui suppose une conception hiérarchique des sexes, il me parait douteux qu'il soit parvenu à l'éliminer complètement. J'en veux pour preuve la dimension que prend dans son analyse l'analogie, reprise à Saint Paul, des rapports époux - épouse et Christ - Eglise:

"1. Proclamant l'analogie existant entre le lien conjugal qui unit le Christ et l'Eglise et celui qui unit le mari et la femme dans le mariage, l'auteur de l'épître aux Ephésiens écrit ceci: "Et vous, maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise: il s'est donné pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d'eau qu'une parole accompagne, car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans une ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée" Ep 5,25-27.2. Il est significatif que l'image de l'Eglise resplendissante soit présentée dans le texte cité comme une épouse toute belle dans son corps. Certes, il s'agit d'une métaphore; mais elle est très éloquente et indique combien profonde est l'incidence de l'importance du corps dans l'analogie de l'amour conjugal. L'Eglise resplendissante est celle qui n'a ni tache ni ride. Tache peut se comprendre comme signe de laideur, ride comme signe de vieillissement et de sénilité. Au sens métaphorique l'une et l'autre expression indiquent les défauts moraux, le péché. On peut ajouter que chez saint Paul, le "vieil homme" signifie "l'homme du péché"Rm 6,6. Par son amour nuptial rédempteur le Christ fait donc en sorte que l'Eglise devienne sans péché, mais aussi qu'elle reste éternellement jeune.3. Comme on le voit, le cadre de la métaphore est extrêmement vaste. Les expressions qui se réfèrent directement ou indirectement au corps humain, le caractérisant dans les relations mutuelles entre l'époux et l'épouse, entre le mari et la femme, indiquent en même temps des attributs et des qualités d'ordre moral, spirituel et surnaturel. Cela est essentiel pour une analogie de cette nature. L'auteur de l'épître peut donc définir l'état resplendissant de l'Eglise par rapport à l'état du corps de l'épouse, ne présentant aucun signe de laideur ou de vieillissement, ou rien de tel, simplement comme sainteté et absence de péché: telle est l'Eglise sainte et immaculée. Il en ressort donc à l'évidence de quelle beauté de l'épouse il s'agit, en quel sens l'Eglise est corps du Christ et en quel sens ce corps-épouse accueille le don de l'époux, qui a aimé l'Eglise et s'est livré pour elle. Il est non moins significatif que toute cette réalité qui, par essence, est spirituelle et surnaturelle, saint Paul l'explique au moyen de la ressemblance du corps et de l'amour en vertu de quoi les époux, mari et femme, deviennent une seule chair.4. Dans tout le passage du texte est bien clairement conservé le principe de la double subjectivité: Christ- Eglise, époux-épouse (mari-femme). L'auteur présente l'amour du Christ pour l'Eglise - cet amour qui fait de l'Eglise le corps du Christ dont lui-même est le chef - comme modèle de l'amour des époux et comme modèle des noces de l'époux et de l'épouse. L'amour oblige l'époux-mari à se soucier du bien de l'épouse-femme, l'entraîne à désirer qu'elle soit belle, à goûter cette beauté, à en avoir soin. Ici, il s'agit également de la beauté visible, de la beauté physique. L'époux regarde attentivement son épouse comme par souci, créateur, amoureux, de trouver tout ce qu'il y a de bon et de beau en elle et qu'il désire pour elle. Ce bien, que celui qui aime crée par son amour en qui est aimé, constitue comme une preuve de l'amour même et comme sa mesure. En se donnant de la manière la plus désintéressée, il ne le fait pas en dehors de cette mesure et de cette vérification.5. Quand, dans les versets suivants du texte Ep 5,28-29, l'auteur de l'épître aux Ephésiens tourne sa pensée exclusivement vers les époux eux-mêmes, l'analogie de la relation du Christ avec l'Eglise a une résonance encore plus vive et cela l'entraîne à s'exprimer ainsi: "Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps" Ep 5,28. Ici revient le motif de "une seule chair", qui dans la phrase précitée et dans celles qui suivent est non seulement repris, mais aussi clairement expliqué. Si les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps, cela signifie que cette mono-subjectivité est fondée sur la base de la bi- subjectivité et a un caractère non pas réel mais intentionnel: le corps de la femme n'est pas le propre corps du mari mais il doit être aimé comme son propre corps. Il s'agit donc de l'unité, non dans le sens ontologique mais moral: de l'unité par amour.6. "Aimer sa femme, n'est-ce pas s'aimer soi-même?" Ep 5,28 Cette phrase confirme plus encore ce caractère d'unité. En un certain sens, l'amour fait de l'ego de l'autre, son propre ego: l'ego de la femme, dirais-je, devient par amour l'ego du mari. Le corps est l'expression de cet ego et le fondement de son identité. L'union du mari et de la femme dans l'amour s'exprime également par le corps. Elle s'exprime dans le rapport réciproque, bien que l'auteur de l'épître aux Ephésiens l'indique surtout de la part du mari. Cela résulte de la structure de l'image dans son ensemble. Bien que les époux doivent être "soumis l'un à l'autre dans la crainte du Christ" (cela est déjà mis en évidence dans le premier verset du texte cité: Ep 5,21, ensuite, toutefois, c'est surtout le mari celui qui aime et la femme, celle qui est aimée. On pourrait même risquer l'idée que la soumission de la femme au mari, entendue dans le contexte de Ep 5,22-33, voudrait dire surtout éprouver l'amour. D'autant plus que cette soumission se réfère à l'image de la soumission de l'Eglise au Christ, qui consiste à coup sûr à goûter son amour. Comme Epouse, étant l'objet de l'amour rédempteur du Christ-Epoux, l'Eglise devient son corps. La femme, étant l'objet de l'amour conjugal du mari, devient une seule chair avec lui: en un sens, sa propre chair. L'auteur reprendra encore une fois cette idée dans la dernière phrase du passage analysé: "Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme soi-même" Ep 5,33.7. C'est cela l'unité morale, conditionnée et constituée par l'amour. L'amour non seulement unit les deux sujets, mais il leur permet aussi de se pénétrer l'un l'autre, appartenant spirituellement l'un à l'autre au point que l'auteur de l'épître peut affirmer: "Aimer sa femme, n'est-ce pas s'aimer soi-même?" Ep 5,28. Le moi devient en un certain sens toi et le toi devient moi (au sens moral, cela s'entend). C'est pourquoi la suite du texte que nous analysons se présente ainsi: "Or nul n'a jamais haï sa propre chair; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C'est justement ce que fait le Christ pour l'Eglise: ne sommes-nous pas les membres de son corps?" Ep 5,29-30. La phrase qui, au début, se réfère encore aux relations des époux, en revient explicitement, dans des phrases suivantes, au rapport Christ-Eglise, et ainsi, la lumière de ce rapport nous entraîne à définir le sens de la phrase tout entière. Après avoir expliqué le caractère des relations du mari avec sa propre femme, formant une seule chair, l'auteur veut encore renforcer son affirmation précédente (aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même) et, en un certain sens, la soutenir par la négation et l'exclusion de la possibilité opposée ("nul n'a jamais haï sa propre chair" Ep 5,29). Dans l'union par amour, le corps de l'autre devient le sien propre, en ce sens que l'on prend soin du corps de l'autre.8. L'expression suivant laquelle l'homme nourrit et prend bien soin de sa propre chair - c'est-à-dire que le mari nourrit et prend bien soin de la chair de sa femme comme de la sienne - semble plutôt indiquer la sollicitude des parents, le rapport tutélaire plutôt que la tendresse conjugale. Il faut chercher la raison de ce caractère dans le fait qu'ici l'auteur passe explicitement des relations qui unissent les époux au rapport existant entre le Christ et l'Eglise. Les expressions qui se réfèrent aux soins apportés au corps, et surtout à sa nourriture, à son alimentation, suggèrent à de nombreux spécialistes de la Sainte Ecriture la référence à l'Eucharistie dont le Christ, dans son amour conjugal, nourrit l'Eglise. Si ces expressions indiquent - même sur un ton mineur - le caractère spécifique de l'amour conjugal, spécialement de cet amour en vertu duquel les conjoints deviennent une seule chair, elles aident en même temps à comprendre, au moins de manière générale, la dignité du corps et l'impératif moral de se soucier de son bien: de ce bien qui correspond à sa dignité. La comparaison entre l'Eglise comme corps du Christ, corps de son amour rédempteur et en même temps nuptial, dut laisser dans la conscience des destinataires de Ep 5,22-33 un sens profond du sacrum du corps humain en général, et spécialement dans le mariage, comme lieu où ce sens du sacrum détermine de manière particulièrement profonde les rapports réciproques des personnes et surtout ceux de l'homme avec sa femme en tant qu'épouse et mère de leurs enfants." (audience du 1er septembre 1982). (merci à Incarnare pour avoir rassemblé les textes sur son blog).
On le voit, il fait un gros effort pour atténuer tout ce que cette analogie peut présupposer comme différences de nature hiérarchique entre les sexes, et celle-ci ne serait pas du tout gênante si les époux, indifférenciés, pouvaient se tenir alternativement du côté du Christ ou de celui de l'Eglise. Mais du fait de ses présupposés différentialistes, il ne peut faire autrement que d'identifier le mari uniquement au Christ et la femme à l'Eglise (même si tous deux, considérés solidairement, sont au service du Christ et responsables de l'autre devant lui, et deviennent par leur don réciproque comme "une seule chair"). Et comme le Christ, même s'il se fait serviteur de son Eglise, lui reste supérieur ontologiquement et dans l'ordre de la grâce, Jean-Paul II ne peut faire autrement, il me semble, que de maintenir un fond implicite de hiérarchisation dans sa compréhension des rapports entre sexes.

2) Comme les extraits précédents le montrent, Jean-Paul II situe la source de l'oppression de la femme dans le désir conscient de l'homme. Si celui-ci en est bien sûr un aspect important, il semble cependant clair qu'il tombe dans le piège exposé plus haut par Christine Delphy, en réduisant les rapports dominants/dominés à leurs relations, sans examiner la genèse de la constitution de ces deux groupes. Ou plus précisément: jamais Jean-Paul II n'interroge les fondements de ce qu'il appelle "l'originalité féminine" et "l'originalité masculine", et les rôles qui selon lui en découlent, et qui pourtant peuvent être à bon droit interprétés comme des facteurs d'oppression:

"Pour bien comprendre ce qu'est la socialisation de genre (ou socialisation genrée), il me faut définir les deux termes. Pour le dire simplement, la socialisation est le processus social par lequel un individu acquiert des manières, culturellement différenciées, de voir, de sentir, de penser, d'agir, etc... En suivant Bernard Lahire [1], on peut distinguer trois grands types de socialisation :
  • La socialisation peut s'effectuer par entraînement ou pratique directe : c'est le cas notamment lors de formation pratique (ex : apprendre à danser).
  • La socialisation peut être le fait d'un effet diffus de l'organisation d'une situation : ici, c'est l'environnement ou le cadre de l'activité qui socialise (ex : la non-mixité des toilettes publiques, des douches ou des vestiaires).
  • La socialisation comme inculcation (implicite ou explicite) de valeurs, de modèles, de normes : il s'agit ici de l'ensemble des normes et des valeurs diffusées dans la société (ex : la publicité).

[...]

On peut définir le genre de manière assez simpliste comme le "sexe social". L'historienne américaine Joan Scott a proposé une définition devenue canonique : "le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir" [2] (pour une définition plus complète voir ici). Cette définition à l'avantage de montrer que le genre aide à penser la dimension sociale de la différence des sexes, et que cette différence n'est pas neutre, mais se constitue plutôt comme une hiérarchie (ce qu'on appelle souvent la domination masculine).
Les analyses en terme de socialisation de genre reposent sur l'hypothèse centrale en sciences sociales que les pratiques sociales doivent s'expliquer par le social et non par le biologique [3]. Pour le dire autrement, le monde social ne relève pas d'un ordre biologique naturel mais d'un processus socio-historique ; il aurait ainsi pu être différent [4]. Concernant les différences de sexe, le bien fondé de ce postulat a été renforcé par les observations faites par des anthropologues, en particulier celles faites par Margaret Mead montrant la diversité des comportements des hommes et des femmes dans différentes cultures [5]. Les récentes avancées scientifiques du côté des neurosciences confirment que les propriétés biologiques des hommes et des femmes ne permettent pas d'expliquer les différences sociales - les femmes ne sont pas naturellement douces, et les hommes naturellement bons en science [6].
On peut ainsi définir la socialisation de genre comme un processus qui vise à inculquer une identité de genre, c'est-à-dire le fait de se penser et de sentir comme appartenant à un sexe. Au coeur de ce processus se trouve la ségrégation de genre, prise en charge par des institutions chargées de séparer les garçons des filles. Elle contribue également à donner l'impression que les garçons et les filles sont consubstantiellement séparés, et que leur séparation sociale ne fait que ratifier leur séparation naturelle.
Enfin, il est important de se rappeler que les inégalités de genre forment un système cohérent. Des anthropologues ont montré que l'organisation sexuée du monde sociale renvoyait à un ensemble d'oppositions symboliques cohérentes qui structurent la distinction masculin/féminin : sec/humide, dessus/dessous, dehors/dedans, ouvert/fermé, haut/bas, dominant/dominé [7]. La socialisation de genre a précisément pour but de structurer les comportements masculins et féminins autour de ces distinctions.
La famille : foyer des inégalités de genre
La famille est le lieu où se constitue les différences de genre, sur lesquelles se fonderont par la suite les inégalités hommes-femmes. Je ne vais pas faire un bilan exhaustif de tous les mécanismes de socialisation de genre présents dans la famille, je me contenterais de mettre en évidence quelques grandes forces socialisatrices.
La mise en place de cette différence des genres commence très tôt dans la vie des individus. Les technologies modernes permettant de connaitre le sexe du foetus font désormais débuter ce processus avant même la naissance, avec le choix du prénom. En effet, à l'exception de quelques cas (les prénoms épicènes), le prénom est un marqueur efficace du genre. Derrière la banalité de ce rappel, il faut bien voir que cette distinction entre prénoms féminins et masculins organise le rappel permanent des identités de genre.
Cette identification du genre de l'individu est décisive dans la mesure où l'on adopte un comportement différent face au masculin et face au féminin, y compris lorsqu'ils sont très faiblement différenciés. En effet, de nombreuses études ont montré que des individus ou des parents n'utilisent pas le même vocabulaire pour décrire des bébés identiques ou semblables : les garçons seront décrits comme "grand", "éveillé" ou "costaud", là où les filles seront décrites comme "mignonne", "gentille" ou "belle". Plus largement, les filles sont décrites comme ayant les traits fins, alors que les garçons sont décrits comme ayant les traits marqués [8]. Cette différence de représentation chez les parents vont les conduire, dès la petite enfance, à adopter des comportements et des attentes différents en fonction du genre de leur enfant. Ainsi, les mères [9] attachent une plus grande importance à la propreté et la pudeur des filles [10]. De même, elles sont plus exigeantes avec les filles, qui sont rapidement considérées comme responsables et partenaires de la vie familiale. On constate ainsi logiquement que celles-ci participent trois fois plus aux tâches domestiques que les garçons [11].
Il apparaît ainsi clairement que les parents inculquent (consciemment ou inconsciemment) des normes et des valeurs différentes aux filles et aux garçons. Ce phénomène est amplifié par le choix de vêtements différents pour les filles et les garçons : le rose contre le bleu, les robes contre les pantalons. Pour les filles, d'un côté le rose renvoi à une idée de douceur et de "mignon", de l'autre la robe, associée à l'exigence de pudeur, permet d'inciter à un fort auto-contrôle du corps (ne pas écarter les jambes par exemple) [12].
Cette transmission des identités de genre peut aussi se faire de manière plus diffuse. C'est le cas notamment lors des processus d'identification au parent du même sexe. Progressivement l'enfant passe de la simple identification, le garçon que veut bricoler "comme papa" ou la fille qui veut cuisiner "comme maman", à un comportement intériorisé. Or, même si les mentalités ont évolué, les comportements des pères et des mères sont encore extrêmement différenciés : si les hommes ont légèrement tendance à plus s'occuper des enfants, cette activité reste encore très largement féminine, de plus, la répartition inégale des tâches domestiques ne s'est pas véritablement améliorée [13]. Ainsi, les filles continuent à s'identifier à des mères assumant la plupart des tâches domestiques "intérieures", et les garçons à des pères assumant les quelques tâches domestiques "extérieures (bricolage, sortir les poubelles), reproduisant l'ancienne opposition dedans/dehors très structurante des inégalités hommes-femmes.
Après avoir dressé ce portrait peu flatteur de la famille reproduisant des modèles sexistes, il me faut préciser qu'ici ce sont moins des individus qui sont en cause, que la force d'inertie des structures sociales." (Sociologie Sauvage, "Coment se construisent les inégalités de genre? partie 1", par The Social Scientist).
Je n'ai pris que l'exemple de la famille pour ne pas avoir à tout citer (j'abuse déjà pas mal: mes excuses à l'auteur s'il me lit un jour), mais il est clair que cette socialisation de genre se poursuit à l'école, au travail, dans les loisirs, par la publicité et les productions culturelles, etc.

Ce que les études de genre nous montrent, c'est que ces "originalités" respectives de l'homme et de la femme, loin de constituer leur "richesse" naturelle, sont le fruit d'injonction sociales et culturelles normatives, qui, si elles leur permettent parfois de réaliser leur personnalité, leurs aptitudes et leurs aspirations propres, trop souvent les brident et les empêchent de s'accomplir pleinement. Jean-Paul II, lorsqu'il appelle les femmes à ne pas se "masculiniser", contribue bien involontairement, et malgré ses excellentes intentions, à cette ségrégation sociale, qui bien qu'étant l'oeuvre la plupart du temps de mécanismes sociaux inconscients, participent de l'oppression de la femme, et également, dans une mesure moindre, de celle de l'homme.

On retrouve ici un peu le même problème que dans la première partie, qui consiste à mon sens à minimiser l'originalité et le caractère irréductiblement individuel de l'histoire personnelle de chacun, au profit de cases pré-établies de nature socio-culturelle.

Et pourtant, la pensée de Karol Wojtyla contient un concept qui pourrait permettre, me semble-t-il, de prendre cette dimension en compte: celui de "structures de péché". Il en donne la définition suivante dans Evangelium Vitae:

"Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation? Il faut prendre en considération de multiples facteurs. A l'arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture qui engendre le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et de l'éthique, et qui rend toujours plus difficile la perception claire du sens de l'homme, de ses droits et de ses devoirs. A cela s'ajoutent les difficultés existentielles et relationnelles les plus diverses, accentuées par la réalité d'une société complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles restent souvent seuls face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques de pauvreté, d'angoisse ou d'exacerbation, dans lesquelles l'effort harassant pour survivre, la souffrance à la limite du supportable, les violences subies, spécialement celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois jusqu'à l'héroïsme, les choix en faveur de la défense et de la promotion de la vie.

Tout cela explique, au moins en partie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd'hui une sorte d'« éclipse », bien que la conscience ne cesse pas de la présenter comme sacrée et intangible; on le constate par le fait même que l'on tend à couvrir certaines fautes contre la vie naissante ou à ses derniers instants par des expressions empruntées au vocabulaire de la santé, qui détournent le regard du fait qu'est en jeu le droit à l'existence d'une personne humaine concrète.
12. En réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique sociale actuelle peuvent de quelque manière expliquer le climat d'incertitude morale diffuse et parfois atténuer chez les individus la responsabilité personnelle, il n'en est pas moins vrai que nous sommes face à une réalité plus vaste, que l'on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la prépondérance d'une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-ci est activement encouragée par de forts courants culturels, économiques et politiques, porteurs d'une certaine conception utilitariste de la société." (op. cit., 11 et 12).
Il utilise surtout ce concept, d'après ce que j'ai lu de lui, pour faire la critique d'aspects culturels de notre modernité qu'il estime condamnables. Il me semble cependant, dans la mesure où toutes les époque, toutes les cultures, et même l'Eglise, ont leur propre péché, qu'on pourrait généraliser ce concept pour donner une application théologique aux implications ségrégationnistes d'une socialisation de genre intériorisée comme une contrainte naturelle.

3) Il existe dans les milieux qui s'occupent d'assurer la diffusion et la promotion de la théologie du corps une dénonciation explicite de la "culture du viol" (exemple ici), qu'une féministe non catholique (à ma connaissance) a caractérisé récemment de la manière suivante:

"Des hommes, en toute tranquillité, visage découvert, violent des femmes et se filment. Les jeunes violeurs de Steubenville ont déclaré qu’ils n’avaient pas conscience que ce qu’ils faisaient étaient mal. Lors des procès pour viol chez les mineurs, beaucoup déclarent la même chose. Et je pense que c’est vrai. Je pense que beaucoup de gens – hommes comme femmes – ne savent pas vraiment qu’un viol c’est mal. Que beaucoup de gens ne voient au fond pas grand mal à violer. J’exagère ? 50 000 viols par an en France. Parce qu’il y a toujours de bonnes raisons à dire que cela n’était pas vraiment un viol." (Valérie Crêpe-Georgete, Comprendre la culture du viol).
Et il faut reconnaître à Jean-Paul II le réel mérite d'avoir souligné, le plus fermement du monde, que le corps et ses instincts supposés ne pouvaient servir d'excuse, jamais, à des actes dont l'origine réelle provient de la concupiscence du regard et du coeur, comme le rappelle Yves Semen dans un extrait cité plus haut.

Cependant, la culture du viol, ce n'et pas seulement tout ce qui crée la concupiscence dans le coeur, et pousse une minorité active à l'acte. C'est également tout le susbstrat culturel qui va pousser des personnes par ailleurs tout à fait convenables et incapables de commettre elles-mêmes de tels actes, à minimiser, voire excuser ces derniers, lorsqu'elles en sont témoins (une démonstration très frappante, qui m'a par ailleurs convaincu de la pertinence des concepts de "culture du viol" et de "patriarcat" auxquels j'étais initialement réticent, a été donné par la militante féministe Mar Lard dans un indispensable billet sur le sexisme chez les geeks). On peut se demander en ce sens si la différenciation stricte des rôles et des dispositions entre les deux sexes qui est au coeur de la théologie du corps 'entre pas en contradiction avec son objectif avoué de lutter contre la culture du viol, dans la mesure où elle maintient une inclination "naturelle" chez l'homme à la domination sexuelle (même si cette inclination ne peut atténuer la responsabilité morale), et surtout dans celle où , en attribuant à la femme une "originalité" qui est celle de la douceur, de la réserve, et d'un moindre appétit sexuel, elle permet de faire porter sur des victimes une part de la responsabilité du viol ou du harcèlement, suivant les vêtements qu'elles portent, leurs moeurs supposée, la possible exhubérance de leur caractère, etc., renforçant, par une certaine exaltation sans nuances et essentialisante, ce corollaire de la culture du viol qu'est le "slut shaming" (et qui a pu, de manière fréquente, dans des affaires de viol, aboutir à la relaxe ou l'acquittement de coupables):

"« Slut shaming » est une expression anglaise, formée à partir de « slut » (« salope ») et « shame » (« honte »). Une traduction approximative pourrait être « stigmatisation des salopes ». Elle désigne le fait de critiquer et de déconsidérer une femme en lui reprochant d‘être une « salope », à cause de son comportement sexuel.

Un certain nombre de faits sont convoqués de façon récurrente : la multitude des partenaires amoureux et/ou sexuel-le-s pour une femme (dans un très court laps de temps ou pire, simultanément), une manière jugée peu discrète de parler de sa vie intime, de ses désirs et de ses fantasmes, des vêtements perçus comme « provocants », un maquillage jugé « excessif », une trop grande attention portée à la séduction etc.
Le terme de « salope » peut n’être pas employé de façon aussi directe. D’autres qualificatifs peuvent servir à proférer les mêmes accusations que celles contenues dans le mot « salope », d’une façon en apparence plus édulcorée : « provocante », « allumeuse », « prostituée / pute », « dévergondée », « fille facile » etc.
L’on voit donc que le « comportement sexuel » qui vaut à une femme l’accusation plus ou moins implicite de « salope » est à entendre en un sens très large : une personne peut être critiquée comme étant une « salope » non seulement à cause de ses pratiques sexuelles, mais aussi à cause d’une multitude de signes dans son comportement quotidien qui ne relèvent pas directement de ce qu’elle fait dans son lit, mais témoigneraient d’une attitude générale, qu’il faudrait lui reprocher." (Genre!, "Le slut shaming", par Thomas).

En ce sens, si l'éducation à la chasteté du regard et au respect du ou de la partenaire dispensés dans les formations sur la découverte de la sexualité à l'intention des adolescents inspirés de la théologie du corps, peut-être convient-il de s'interroger sur les aspects potentiellement dangereux de certains présupposés de la conception des rapports entre sexes qui leur est enseignée.

Après avoir, au cours des deux premières parties de cette série de billets, mis en évidence les principaux noeuds d'opposition entre la théologie du corps et les études de genre, et qui tient à mon sens essentiellement dans le différentialisme sexuel de Karol Wojtyla, je consacrerai la troisième et dernière à un possible point de convergence entre les deux, que je décèle dans les analyses sur le regard (chaste ou concupiscent) développées par Jean-Paul II, et dans l'influence commune (surprenante mais réjouissante compte-tenu des divergences par ailleurs très profondes entre ces deux auteurs) de la culture et de la religion juive, et de la pensée d'Emmanuel Lévinas, sur son oeuvre et sur celle d'une philosophe emblématique des études de genre, qui n'est autre que Judith Butler.

Etudes de genre et théologie du corps: considérations préliminaires 1/3


Avertissement: quand je parle, dans cette série de billets, de "théologie du corps", je fais uniquement référence à celle élaborée par Jean-Paul II (puisque, comme Maïeul Rouquette me l'a fait très justement remarquer sur Twitter, il en existe bien d'autres, parfois très différentes dans leur contenu, y compris des théologie du corps queer).

Lutter, désormais quasi quotidiennement, contre les idées fausses et les amalgames qui se répandent en milieu catholique sur les études de genre, peut faire oublier que, derrière ce qui pourrait sembler être une succession de malentendus, se joue la rencontre entre ce que nous apprend ce champ de recherche sur les différences H/F, la sexualité, les pratiques liées à celle-ci, et ce qu'enseigne l'Eglise a ce sujet, qui, loin de se résumer à l'héritage culturel, et jamais remis en question, d'un lointain, passé, a subi il y a quelques décennies un lifting en profondeur. Celui-ci  a pour conséquence que beaucoup de catholiques s'estiment autorisés à juger que l'Eglise, loin d'être archaïque et réactionnaire, dispose d'une pensée sur ces sujets à la pointe de la modernité, et qui intègre les avancées principales des luttes féministes du XXème siècle, tout en corrigeant ce qu'ils estiment en être les "excès". Il s'agit de la "théologie du corps", dont le Cardinal Wojtyla a jeté les fondements dans ses travaux philosophiques et théologiques (notamment les livres Personne et acte et Amour et responsabilité), et dont il a délivré la substantifique moelle, une fois devenu le Pape Jean-Paul II, dans des audiences, donnée le mercredi, et devenues célèbres, qui s'étalent entre le 5 septembre 1979 et le 28 novembre 1984.

Selon les termes de Georges Weigel, biographe de Jean-Paul II:

"Il se peut que la théologie du corps de Jean-Paul II, source de controverses, ne soit prise en compte que lorsque lui-même aura quitté la scène. Ensemble, ces cent trente discours catéchistiques constituent une sorte de bombe à retardement théologique qui pourrait exploser, avec des effets spectaculaires, au cours du troisième millénaire de l'Eglise. Quand cela arrivera, peut-être au XXIème siècle, la théologie du corps sera probablement regardée comme un tournant non seulement de la théologie catholique, mais aussi de l'histoire de la pensée moderne." (cité par Yves Semen dans La sexualité selon Jean-Paul II, Presses de la Renaissance, 2003, p. 63-64).
Cette citation permet de prendre conscience de l'extrême fierté qu'inspire chez nombre de catholiques la pensée de Jean-Paul II sur la sexualité, et d'entrevoir pourquoi les acquis des études de genre, qui remettent en cause, de manière profonde, certains des présupposés essentiels  de cette théologie du corps, sont accueillies avec tant de scepticisme et d'hostilité.

L'originalité de la pensée de Jean-Paul II par rapport à l'enseignement traditionnel de l'Eglise sur la sexualité peut se résumer, dans ses très grandes lignes, par le souci de redonner au corps et au désir charnel une place éminente dans l'anthropologie catholique, et de purger l'enseignement du Magistère de toute trace de dualisme d'influence platonicienne, gnostique ou manichéenne. Dans les premières pages de La sexualité selon Jean-Paul II, Yves Semen explique comment, d'une part, Karol Wojtyla, qui a participé aux travaux préparatoires à la rédaction de la célèbre encyclique Humanae Vitae de Paul VI, avait voulu proposer un argumentaire (parvenu trop tard au Vatican) qui, tout en parvenant aux mêmes conclusions que celles qui furent finalement retenues, évitait le recours à l'enseignement classique de l'Eglise sur la "loi naturelle" et s'appuyait sur des arguments, fondés sur l'affirmation de l'égale dignité des époux:, qu'il pensait davantage recevable par des lecteurs non catholiques:

"L'homme y était posé d'emblée comme personne faite pour le don de soi, et la chasteté conjugale était présentée comme une condition de l'authenticité du don qui incluait l'ouverture à la possibilité d'une nouvelle vie. En tant que relation entre personnes, l'amour humain se doit d'être vécu comme responsable ce qui suppose que la fécondité des époux ne soit pas laissée au hasard mais qu'ils en décident de manière autonome et libre. Parce que l'homme et la femme sont des personnes égales en dignité, les moyens de réguler la fécondité doivent s'accorder aux exigences de cette dignité et à la coopération responsable entre les époux. Les moyens de contraception artificielle s'opposent à cette exigence de la dignité de la femme en tant qu'ils font peser sur elle tout le fardeau de l'évitement d'une naissance, violent son intégrité biologique par des techniques agressives et nocives pour sa santé et l'exposent à être utilisée comme objet dans un but hédoniste. En ce sens, l'utilisation de ces moyens entre en contradiction avec les exigences de la nature personnelle de la femme." (op. cit. p. 58-59).

D'autre part comment il cherche à surmonter certaines insuffisances de l'enseignement de l'Eglise sur la sexualité, notamment les restes de dualisme qui demeurent dans la théologie augustinienne, et l'approche trop naturaliste du mariage de celle de Saint Thomas d'Aquin (op. cit. p. 24 à 28).

Si cette théologie du corps se veut moderne dans son affirmation de "l'égale dignité de l'homme et de la femme", et dans la réhabilitation de l'éros (l'amour-désir) par rapport à l'agapè (l'amour-don), réhabilitation qui est également présente, d'une autre manière, dans l'encyclique Dieu est amour de Benoit XVI, elle se fonde, comme nous allons le voir plus en détail, sur l'affirmation d'"essences" distinctes de l'homme et de la femme, qui réuniraient leurs spécifications biologiques, psychologiques, spirituelles, et leur sexualité, en une même vocation, qui serait celle de "l'époux" ou de l'épouse", ce qui la place en contradiction directe avec les conclusions de nombre de travaux, dans différentes disciplines universitaires et traditions philosophiques et/ou politiques, issus des études de genre. Pour comprendre le blocage de l'Eglise et de la plupart des catholiques à l'encontre de ces dernières, il m'apparait important de ne pas se cantonner à une position défensive, qui se contente de dénoncer les erreurs contenues dans les critiques catholiques des études de genre, ni à une critique des présupposés naturalistes de la théologie catholique, certes remis à l'honneur par Benoit XVI, mais de les confronter à la pensée de Karol Wojtyla, qui donne une caution de modernité à cette dernière, et qui, si elle n'est pas forcément lue par tous les catholiques (Jean-Paul II a au moins en commun avec Judith Butler de ne pas avoir une écriture particulièrement claire), irrigue profondément leur vision du monde, via la formation des prêtres, évêques, diacres, responsables pastoraux et autres, les sessions de préparation au mariage, les propositions en direction des adolescents et des jeunes adultes visant à les accompagner dans l'apprentissage de leur sexualité (genre Teenstar...), etc.

Juste avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à rappeler, en guise d'avertissement, que je ne suis pas universitaire, que je n'ai pas non plus à offrir une expertise particulièrement étendue ni sur la pensée de Jen-Paul II, ni sur les études de genre, que la lecture de ce billet ne dispense pas d'aller vérifier mes analyses à partir de sources de premières mains, et qu'il ne s'agit pas pour moi de produire une "réfutation", mais de proposer un dialogue entre études de genre et théologie du corps, à partir de trois chantiers que j'ébauche ci-dessous:

1) corps, vie sponsale, et vocation(s):


Les militants de la Manif pour tousévoquent très souvent les "conséquences "anthropologiques" des études de genre. En un sens, cela peut se comprendre, tant l'anthropologie philosophique qui fonde la pensée de Jean-Paul II est foncièrement, et jusque dans ces aspects les plus novateurs, essentialiste. Ce que nous rappelle le philosophe catholique Michel Boyancé, dans un livre dirigé contre les études de genre:



"Aristote prenait acte des finalités de la nature, sachant voir à travers elles une orientation "divine", c'est-à-dire un ordre de perfection qui ne venait pas de l'homme lui-même. Dire en effet que la distinction homme-femme est "par nature", c'est comprendre qu'il y a un sens, une orientation qui laissent intacte la liberté de l'homme, que les modernes ont bien magnifiée et mise en avant, mais qui ne peuvent être refusées par cette liberté et en son nom, au risque de se réfugier dans un monde mental fictif, coupé de la réalité. La nature agit ainsi "en vue d'une fin". Cette finalité s'inscrit dans les aptitudes de tout être, et notamment, pour l'homme et la femme, dans la capacité d'accueil de l'enfant. [...]

Dire que la personne existe en tant que "substance individuée de nature raisonnable", c'est manifester qu'elle existe pour développer ses potentialités, en d'autres termes atteindre son "bien". Celui-ci est indissociable de la capacité de relations, principalement celles qui perfectionnent la vie spirituelle, culminant dans le don de soi: "L'amour sponsal [des époux, N.d.A.] différe de tous les autres aspects et formes de l'amour[...], écrit Karol Wojtyla. Son essence est le don de soi-même, de son propre moi." Le fruit de ce don est lui-même un don: l'enfant. Loin d'être un produit satisfaisant le désir, il est donné aux parents, qui se donnent à lui. Les relations entre les personnes sont ainsi, au sens strict, non un échange de désirs ou de plaisirs, mais un échange de dons. Elles se fondent sur l'ordre biologique, mais le dépassent: la capacité de se donner et d'engendrer dans le don est spécifique à la vie humaine. "L'homme et la femme ne se trouvent pas dans une relation limitée à eux seuls. Par la force des choses leur relation englobe la nouvelle personne qui, grâce à leur union, peut être (pro)créée." (Michel Boyancé, Masculin, féminin: quel avenir? Edifa/Mame, Coll. "Matières à penser", 2007, p. 102 à 104).
Quand Karol Wojtyla parle de "nature", il s'agit de celle aristotélicienne, qui n'est pas inerte, mais orientée vers une fin. Tout être, à des degrés divers, est un composé de matière et de forme, de puissance et d'acte, qui tend vers l'individuation. Le corps n'est pas que le réceptacle de l'âme, appelé à être définitivement abandonné à la mort, mais forme avec elle une unité substantielle, qui participe du plan de Dieu et de la dignité de l'homme et de la femme (en théologie catholique, la résurrection à la fin des temps sera d'ailleurs corps et âme).

"Il est indéniable que le corps exprime, selon Jean-Paul II, le caractère sacré de la personne. Il détermine aussi sa participation au monde créé. La corporéité établit ainsi des règles inaliénables pour la compréhension de l'homme et de la femme sur le plan théologique. Elle établit aussi des rôles spécifiques pour les baptisés, rôles qui sont profondément inscrits dans l'anthropologie chrétienne. Pour le pontife, l'âme rationnelle, qui fait partie de la définition même de la personne, ne détermine pas seulement une perspective métaphysique de l'être. Elle atteint aussi très profondément le lieu des émotions et des sentiments, c'est-à-dire la réalité psychique de la personne. Le déterminisme corporel, dans la pensée jean-paulinienne, englobe de ce fait les fonctions somatiques et psychiques de l'être créé. Effectivement, dans cette perspective, la personne s'inscrit dans un corps parce qu'il forme une unité substantielle avec l'âme rationnelle. C'est dès le début, c'est-à-dire à l'origine, que l'humain-personne «est dans le monde visible en tant que corps parmi les corps, et qu'il découvre le sens de sa propre corporéité» (Jean-Paul II 1979b: 962). Le corps, selon le Saint-Père, exprime donc la personne comme sujet, comme auteur d'une activité typiquement humaine. L'appartenance à l'un des deux sexes détermine, pour la personne-corps, l'orientation de tout son être. " (Le féminisme selon Jean-Paul II: l'impasse du déterminisme corporel, Patrick Snyder, Sciences religieuses, 29:3, 2000).
L'ironie est que c'est précisément l'aspect "moderne", novateur de la théologie de Jean-Paul II, celui par lequel il tente de réhabiliter le désir sexuel dans l'enseignement de l'Eglise, qui rend ses promoteurs difficilement réceptifs aux études de genre: toute la vocation "sponsale" des sexes étant inscrite dans la chair même de l'homme et de la femme, dans la signification métaphysique de leur corps biologique, toute tentative de dissocier corps biologique, représentation sociale des sexes, identité de genre et orientation sexuelle, en ce qu'elle décompose ces aspects en autant de parties réassemblables autrement s'oppose à cette unité dynamique du corps, de l'âme, de la vie conjugale et du Salut qui est au centre de la théologie du corps. Certes, celle-ci reconnait que des conditionnements sociaux peuvent influer sur les conceptions du mariage et de la différence H/F suivant les lieux et les époques, de manière accidentelle, mais pas remettre en question ceux-ci dans leur essence et leur "évidence", car ils sont au coeur même de la vocation de l'homme et de la femme, de la manière dont notre existence est ordonnée à la Création et au Salut, telle qu'elle est conçue actuellement par l'Eglise:

Dans le chapitre consacré au sexe biologique, dans l'annexe d' Amour et responsabilité, après deux pages et demi consacrées aux aspects physiologiques de la différenciation sexuelle (sexe génétique, gonadique, hormonal, etc.), Karol Wojtyla donne l'interprétation personnaliste suivante de celle-ci (les passages en gras sont de lui):


"Ces données élémentaires sur la biologie de la sexualité (génétique, anatomie, endicronologie) ne constituent que la base de la composante somatique de la personne et n'apportent pas une compréhension profonde du concept de sexe, dont nous n'avons d'ailleurs pas analysé les anomalies, que conditionnent ces composantes biologiques.

En revanche, la constatation que le sexe est une propriété de l'individu humain ouvre des horizons bien plus larges. En effet, l'individu humain est une personne et une personne peut être sujet et objet de l'amour qui naït précisément entre personnes. Cet amour naît entre la femme et l'homme non parce qu'ils sont deux organismes, mais parce qu'ils sont deux personnes de sexe différent. La différenciation sexuelle vue sous cet angle purement biologique vise un seul but: la procréation qu'elle sert directement. Que celle-ci doive avoir sa base dans l'amour ne résulte en aucune manière d'une analyse biologique du sexe, mais du fait métaphysique (c'est-à-dire extra et supra-biologique)de la personnalité de l'homme. Le sexe, en tant que particularité de la personne, peut jouer un rôle dans la naissance et le développement de l'amour, mais il ne pourrait constituer à lui seul une base suffisante de cet amour.
Dans l'analyse psychologique de l'amour (deuxième partie du chapitre II), nous avons attiré l'attention sur les valeurs du corps et du sexe, objet adéquat de la réaction sensuelle. Nous avons constaté en même temps que ces réactions fournissaient matière à l'amour entre la femme et l'homme. L'analyse biologique du sexe et de la vie sexuelle à laquelle nous venons de procéder ne montre pas clairement ces valeurs ni la valeur de leur expérience. Les faits de nature somatique et les processus physiologiques qui appartiennent au domaine neuro-végétatif ne conditionnent que de l'extérieur cette expérience des valeurs du corps et du sexe, celle-ci ne s'identifiant pas avec les faits biologiques bien qu'elle soit conditionnée par eux. Or, si cette expérience a dans l'amour l'importance que nous soulignée dans les chapitres précédents, (surtout dans le deuxième), c'est précisément parce que le sexe est une propriété de la personne." (Amour et responsabilité, Karol Wojtyla, Stock, 1998, p. 247-248).
Il me semble que nous touchons ici à l'une des raisons majeures de l'affirmation, par divers universitaires catholiques, de la supériorité de la théologie du corps sur les études de genre: contrairement à elles, elle développerait un discours sur l'être de l'homme et de la femme, et de leur relation conjugale, qui permettrait de dépasser la simple nature biologique, le plaisir des sens et la reproduction de l'espèce, pour leur donner une signification qui transcende celle-ci et leur fait accéder à une surnature, qui s'exprime dans le don: don réciproque d'eux-mêmes par l'union complémentaire de leurs deux personnes de sexe opposé, don à Dieu par le sacrement indissoluble du mariage, et finalement don de la vie dans l'acte de procréation. Alors que les études de genre, dont ils retiennent qu'elles dissocient du corps biologique sexué l'identité de genre et l'orientation sexuelle, semble briser cette dynamique unitaire du don réciproque des corps sexués , et retirer à la sexualité toute finalité supérieure (et même certaines finalités naturelles comme la reproduction) pour ne laisser que le plaisir des sens. Ce qu'illustre, par exemple, d'une façon il est vrai particulièrement polémique, la manière dont Michel Boyancé, dans le livre cité plus haut, déduit de l'analyse par l'anthropologue Cai Hua (exposée dans son livre Une société sans père ni mari: les Na de Chine) de l'ethnie himalayenne des Na, qui présente un modèle de cellule familiale qui n'est pas organisé autour du modèle père-mère, "l'hédonisme fondamental de la vie sexuelle humaine", admettant que le modèle père-mère des sociétés occidentales est une construction culturelle, mais qui élèverait la nature de l'homme et de la femme (par là, il pose comme un constat évident, d'une manière que je trouve extrêmement choquante, ce qu'il devrait à mon sens démontrer de manière développée: que sortir du modèle occidental père-mère ne peut mener qu'à la décadence morale et à des unions fondées sur le seul plaisir utilitariste, sans parler du côté "bon sauvage à l'état de nature" de son analyse qui semble dépassé largement par plusieurs décennies d'études anthropologiques et ethnologiques):

"Les femmes sont libres de l'utilisation de leur corps, sans inhibitions ni contraintes morales. La vie sociale "na" réalise la libre activités des individus, femmes et hommes, qui fondamentalement obéissent aux lois du plaisir sexuel." (op. cit. p.18).
Dans l'Encyclique Evangelium Vitae, Jean-Paul II souligne de manière très ferme l'existence d'un lien, pour lui indissoluble, entre finalité du corps, rôle de la sexualité, et procréation, qui a pour conséquence essentielle de faire du modèle hétéroparental père-mère-enfant la seule modalité possible de la vie conjugale comme don, par opposition à la recherche hédoniste du plaisir: 

"Toujours dans le même contexte culturel, le corps n'est plus perçu comme une réalité spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n'est rien d'autre qu'un ensemble d'organes, de fonctions et d'énergies à employer suivant les seuls critères du plaisir et de l'efficacité. En conséquence, la sexualité, elle aussi, est dépersonnalisée et exploitée: au lieu d'être signe, lieu et langage de l'amour, c'est-à-dire du don de soi et de l'accueil de l'autre dans toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage occasion et instrument d'affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des instincts. C'est ainsi qu'est déformé et altéré le contenu originaire de la sexualité humaine; les deux significations, union et procréation, inhérentes à la nature même de l'acte conjugal sont artificiellement disjointes; de cette manière, on fausse l'union et l'on soumet la fécondité à l'arbitraire de l'homme et de la femme. La procréation devient alors l'« ennemi » à éviter dans l'exercice de la sexualité: on ne l'accepte que dans la mesure où elle correspond au désir de la personne ou même à sa volonté d'avoir un enfant « à tout prix » et non pas, au contraire, parce qu'elle traduit l'accueil sans réserve de l'autre et donc l'ouverture à la richesse de vie dont l'enfant est porteur." (Evangelium Vitae, 24).
L'une des conséquence implicite de cette affirmation réside dans l'impossibilité, au regard de tels présupposés, pour l'union homosexuelle de constituer une forme de don, d'union sponsale véritable. Préserver la cohérence de cette thèse nécessite de dévaloriser a priori l'amour qui unit les couples homosexuels en le présentant comme une forme de déviation, fondée sur la recherche du plaisir égoïste (ce qui explique le très grand succès, en milieu catholique, de l'oeuvre de Philippe Ariño, au passage manifestement très marqué par la théologie du corps de Jean-Paul II, bien que je ne vois pas personnellement quelle légitimité cet auteur a pour faire de l'analyse de son désir propre la vérité de tout désir homosexuel, au mépris des témoignages d'homosexuels qui affirment aimer leur partenaire d'un amour vrai -jamais il ne me viendrait à l'idée de faire de mon ressenti d'hétérosexuel le ressenti de tous les hétérosexuels-, et que ses travaux me paraissent trop empiriques et péremptoires pour être convaincants). 

La supériorité des analyses et des présupposés théoriques et méthodologiques de la théologie du corps sur ceux des études de genre serait donc la suivante, selon ses partisans: elle donnerait la dimension d'une vocation à la différenciation H/F, dans la vie "sponsale".  Il s'agit au passage d'un des points forts de la pensée de Jean-Paul II: avoir voulu souligner combien le mariage est une vocation dont la dignité est égale à celle de la vie religieuse et sacerdotale, qu'il est aussi un sacrement, et non un état de vie inférieur pour ceux dont la chair est faible.

Le mariage, les vocations sacerdotale, religieuse, de laïc consacré. Voilà qui offre un éventail de possibilité assez large, qui semble assurer le bonheur et l'épanouissement psychologique et spirituel de beaucoup, et qui, aux yeux de la plupart des catholiques, est très complet. Pourtant, celui-ci exclut de nombreux états de vie: couples de même sexe, célibataires qui n'ont pas ressenti (ou pas réussi à ressentir) d'appel à une vie consacrée, personnes dont le couple s'est brisé, et qui sont désormais divorcées, voire divorcées et remariées. La théologie du corps dit l'être de l'Homme, mais pas l'être de tous les hommes. En revalorisant la vie conjugale, elle manifeste a contrario l'étendue des états de vie auxquels l'Eglise, implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment, suivant les cas, refuse la même légitimité, la même dignité.

Et certes, elle assume et revendique: les homosexuels, en tant que personnes, ont la même dignité que les hétérosexuels, mais leur sexualité est désordonnée, au sens où son seul horizon est le plaisir sexuel et où elle ne s'accomplit pas comme don, dans l'altérité des sexes et la procréation. Les célibataires, s'ils n'accomplissent pas cette vocation sponsale du don ni dans les voeux de la vie presbytérale, ni dans le mariage, sont encouragés à trouver d'autres manières de se donner, dans la vie de l'Eglise et dans la défense du bien commun. Les divorcés remariés se sont exclus eux-mêmes des sacrements, mais sont invités à vivre autrement l'Eucharistie, dans l'abstinence et la prière. Et des pastorales sont de temps à autres proposées, avec plus ou moins de vigueur, d'audace et de fréquence suivant les différentes situations, pour remédier à ces situations de vocations en négatif.

Il reste que prétendre dire l'être, l'orientation, la finalité, la vocation de la vie humaine tout en excluant délibérément certains états de cette vie, qui souvent sont subis plutôt que choisis (on ne choisit pas d'être célibataire, on ne choisit pas d'être homosexuel, et beaucoup de divorcé(e)-remarié(e)s sont des victimes qui ont juste cherché à se reconstruire).est d'une violence extraordinaire à l'encontre des intéressés, qui n'ont d'autre choix de "se donner" que de manière négative, par une abstinence qui ressemble extraordinairement à une pénitence, pour des fautes qui sont bien difficiles à définir.

On peut certes dire qu'il y a des différences dans la nature: que certains sont riches et d'autres pauvres. Que certains vivent vieux, et d'autres meurent jeunes. Que certains sont malades, ou handicapés, et d'autres bien portants. Et que c'est comme ça. Ou encore, comme certain(e)s catholiques aiment bien faire, écraser l'ensemble du débat en rappelant que Dieu ne veut pour l'homme que le meilleur, et que l'abstinence, pour toutes ces personnes en marge des vocations reconnues, est un moyen de devenir meilleures, et de connaitre une joie plus grande, dans une vie donnée pour Dieu. Et comme Sainte Blandine exultait dans l'arène malgré les tortues et l'agonie, cessons de participer à l'élaboration d'une société meilleure de réfléchir à une meilleure répartition des richesses, à plus de sécurité, un environnement plus durable, des minorités (par exemple chrétiennes au moyen-orient) mieux protégées. Puisque Dieu veut le meilleur de nous-mêmes, offrons lui le don ultime de nous-mêmes, revenons aux sources de l'Eglise. Le martyre pour tous!

Troll mis à part, ces pirouettes rhétoriques, tellement à la mode en ce moment, expliquent mal pourquoi certains ont une vocation taillée sur mesure, qui s'accommode magnifiquement des besoins de la vie sociale et de la chair, et d'autres une vocation en négatif, qui ne naît pas de leur état, mais de la renonciation à celui-ci, et cela sans nécessairement avoir volontairement fauté. Certes, Dieu aime qu'il y ait des différences. Mais on pourrait penser que dans le domaine des vocations, du don, qui est le volet proprement spirituel et surnaturel de la vie humaine, chaque personne serait appelée par Dieu à cheminer vers lui selon sa propre histoire (qui est aussi, certes, celle de son péché, mais y-a-t-il véritablement péché dans ces cas à la marge?), et non suivant la possibilité de son inclusion dans des cases, des états de vie, qui ressemblent tout de même singulièrement aux modes de vie traditionnellement majoritaires de nos sociétés occidentales, et donc à des injonctions de nature sociale et culturelle, beaucoup plus qu'à la vérité révélée de notre humanité.

Ainsi, pour ce qui concerne l'hétérosexualité comme fondement "naturel" de la vie du couple, qui incarnerait par le don réciproque des deux sexes la vocation sponsale à la racine de la différenciation sexuelle:


"Ainsi, toute conception qui n'est pas résolument et radicalement antinaturaliste est naturaliste et différentialiste, différentialiste parce que naturaliste et naturaliste et naturaliste parce que différentialiste. Le paradigme du genre fondé sur le sexe s'inscrit donc dans une philosophie profondément entachée d'erreur. 

Des résistances à l'analyse
Le principale de ces erreurs, c'est qu'elle considère implicitement (tome 1, "Avant-propos") que les groupes existent sui generis et ne viennent en rapport qu'une fois constitués. mais constituée par quoi? Quand, pour la plupart des gens (y compris les professeurs au Collège de France), on n'étudie que les rapports entre les groupes, on postule sans le dire que la question de la constitution des groupes a été réglée. Ne pas s'interroger sur l'origine de ces groupes, c'est admettre que cette origine est "naturelle". C'est cette démarche que j'ai mise en cause, avec pour résultat que j'ai inversé le processus: les relations ne viennent pas après l'existence des groupes, puisque ceux-ci ne sauraient exister avant l'existence d'une organisation sociale. Il en découle que seule l'organisation sociale, qui est faite de relation, peut être à l'origine des groupes. 
Bien que cette conclusion paraisse audacieuse, elle est dans le droit fil tant de l'étude des hiérarchies que des théories qui me semblent les plus scientifiques sur la perception et la cognition. Elle est le point nodal de ma démarche, que je n'ai cessé de répéter sous des formes diverses dans tout mon travail: c'est dans le même moment et par le même mouvement que les groupes sont créés et sont créés dominants ou dominés. La question de "la différence" ou les différences ne se pose alors plus: ou plutôt elle se pose de façon entièrement différente. La ou les différences ne peuvent avoir un quelconque rôle causal dans la hiérarchie puisqu'elles ne lui préexistent pas. 
Et pourtant, alors même que cette pensée de la différence naturelle, outre qu'elle est un obstacle au développement de la réflexion sur les dominations sociales, est un tissu d'absurdités, il est impossible à la plupart des gens de l'abandonner; bien au contraire, elle ne cesse de se répéter, sous des formes à la fois semblables et nouvelles. Semblables, parce que c'est une pensée paresseuse (donc conservatrice) qui rechigne à renoncer aux facilités intellectuelles; nouvelles parce qu'elle se branche sur les valeurs actuelles, se coule dans des moules modernes: s'habille en "ordre symbolique" ou en amour de "l'altérité". Elle montre alors qu'elle est conservatrice de manière plus active. La différence sexuelle est en effet présentée - au mépris de l'expérience de chacun-e - comme la seule "altérité": "[elle] est le butoir ultime de la pensée, sur laquelle est fondée une opposition conceptuelle essentielle: celle qui oppose l'identique au différent" (Héritier 1996). Quand la personne de sexe opposée est présentée comme le seul "autre", les personnes de "même sexe" étant toutes "identiques", le lien hétérosexuel devient un "must" éthique sauf à courir le risque d'être d'être accusé-e d'autisme. Toutes les autres relations humaines, et surtout les relations dites "homosexuelles" sont frappées d'infamie - dans le jargon actuel psychanalysant, taxées d'infantilisme et de "régression"." (Christine Delphy, L'ennemi principal II: Penser le genre, Syllepses, 2009, p. 29 à 31).
Et pourtant des couples homosexuels s'aiment en vérité, et se donnent l'un à l'autre de tout leur être, pas seulement dans la recherche du plaisir sexuel, mais dans un amour qui élève tout leur être. Et des couples hétérosexuels sont gravement dysfonctionnels, du point de vue de la vie de couple comme de celui de la parenté (l'inverse existe aussi évidemment).  Ne peut-on alors se demander si ce désordre supposé "intrinsèque" aux unions homosexuelle est véritablement fonction d'un ordre divin, et non d'un ordre social et culturel confondu avec ce dernier, dans une anthropologie trop formaliste?

On pourrait en ce sens formuler une critique de certains des aspects de la métaphysique de la sexualité qui fonde le discours de l'Eglise comparable à celui qui est dirigé contre sa métaphysique de l'être depuis le 14ème siècle. De même que cette dernière aurait pris les structures du langage pour des essences réelles, la théologie du corps confondrait des injonctions normatives de type socio-culturel, qui modèleraient notre perception des corps suivant les discours en usage sur ce qu'est une vie "respectable", avec leur nature et leur destination réelles. Cette critique "nominaliste" du discours sur la sexualité par l'Eglise n'ayant pas pour but de mettre à mal cette dernière, mais de restaurer la pleine responsabilité de chacun, par rapport à son histoire personnelle et sa responsabilité propre, devant Dieu, libérant le discours théologique sur la vocation de l'homme des brouillages normatifs de type culturel qui semblent  le parasiter, et, plutôt que de promouvoir, au détriment d'autres, certains états comme des voies privilégiées vers la sainteté, rendre pensable, suivant la belle expression de mon confrère blogueur Baroque & fatigué, la "sainteté pour tous".

Je vois déjà certains, à la lecture du précédent paragraphe, se braquer sur le mot "nominalisme" et réaffirmer avec véhémence leur attachement au réalisme thomiste, contre le "relativisme" contemporain. Outre, malgré mon réel respect pour l'oeuvre de l'Aquinate, que se braquer d'emblée contre une bonne partie de l'Histoire de la philosophie d'après le 13 ème siècle ne me semble pas particulièrement un signe de bonne santé d'une certaine pensée catholique de ces dernières décennies, je remarque que des auteurs aussi souvent critiqués qu'Ockham, Descartes ou Kant  ne sont pas vraiment réfutés, dans leurs objections principales contre la vision du monde aristotélicienne, par les métaphysiciens catholiques, mais que ceux-ci leur reprochent surtout d'être incapable de dire le sens de l'être de l'homme.

Or, une métaphysique qui n'arrive pas à dire cet être pour tous les hommes et toutes les femmes, mais qui assigne à certains, suivant certaines de leurs spécificité qui ne sont pas dues à leur volonté propre, un déficit d'être, une vocation en négatif qui ne s'accomplit que par le refus, dans l'abstinence imposée, d'une partie de leur histoire et de ce qu'ils sont, n'est-elle pas, au moins en partie, un échec?