mercredi 24 avril 2013

"Non violente", la Manif pour Tous?


C'est devenu un de ses Leitmotiv, au même titre que "Un papa! Une maman!": la Manif pour Tous serait "non violente":

"Ce qui me semble être la force de notre mouvement, c'est la non-violence intérieure. C'est celle qu'exprime désormais dans la rue le mouvement naissant des "veilleurs". Le pouvoir utilise désormais comme élément de langage pour nous décrire les mots de "violence" et de "haine" qui sont aux antipodes de ce que nous vivons comme fraternisation derrière nos banderoles." (Le Monde, "Manif pour tous" : "Nous avons été traités comme des sous-citoyens", entretien avec Tugdual Derville).
Il s'agit notamment de se dissocier de l'activisme de mouvements tels que le GUD, et d'éviter que les plus jeunes manifestants se laissent séduire par la tentation de l'illégalité, via des initiatives "spontanées" telles que le Printemps Français. D'où ce nouveau phénomène, celui des veilleurs, qui insiste sur la vigilance pacifique et n'hésite pas à invoquer la figure de Gandhi.

La Manif pour tous est-elle violente? Pour répondre à cette question, rappelons tout d'abord les significations du mot "violence". Selon Wikipédia:

"La violence est l’utilisation de force physique ou psychologique pour contraindre, dominer, causer des dommages ou la mort. Elle implique des coups, des blessures, de la souffrance.
Pour la philosophe Blandine Kriegel, la violence est « la force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domination ou de destruction de l’humanité de l’individu. » La violence est ainsi souvent opposée à un usage contrôlé, légitime et mesuré de la force."
Parmi les nombreux exemples donnés, on trouve bien sûr la violence politique, que la Manif pour Tous réfute:

"Violence politique : la violence politique regroupe tous les actes violents que leurs auteurs légitiment au nom d'un objectif politique (révolution, résistance à l'oppression, droit à l'insurrection, tyrannicide, « juste cause »).
 Certaines formes de réponses violentes mais proportionnées (et de résistance ou servant le rétablissement de l' état de droit), quand d'autres solutions ne sont plus possibles sont couramment admise, par la morale et le droit et selon la doctrine des droits de l'homme ; en cas de légitime défense par exemple, ou d'état de nécessité, en cas de résistance à l'oppression d'une tyrannie.
Et la violence entre personnes, qu'elle attribue à des éléments isolés:

"Violence entre personnes : comportements de domination ou asservissement employant la force, physique (coups, viol, torture…), verbale et psychologiques (injures, injonctions paradoxales, harcèlement, privation de droits ou liberté, abus de position dominante…) ; Ces comportements peuvent être conscients ou non. Cette catégorie inclut la violence entre partenaires ou de parent à enfant, et différentes formes d'embrigadement ;
Mais également la violence symbolique:

"Violence symbolique : c'est notamment la thèse de Pierre Bourdieu, qui désigne plusieurs sortes de violences : verbale (éventuelle première étape avant passage à l'acte) ; ou invisible, institutionnelle : c'est aussi la violence structurelle (Galtung) face à laquelle les individus semblent impuissants. Celle-ci désigne plusieurs phénomènes différents qui favorisent la domination d'un groupe sur un autre et la stigmatisation de populations, stigmatisation pouvant aller jusqu'à la création d'un bouc émissaire.
La violence est donc protéiforme, et peut être physique ou psychologique, individuelle ou collective, visible ou invisible, volontaire ou structurelle. La Manif pour Tous s'est jusqu'alors surtout défendu sur les terrain des violences visibles et volontaires. Ce billet a pour objet principal de poser la question des violences invisibles et structurelles.

A quelle occasion ce mouvement est-il né? Des mobilisations, issues en grande partie, mais pas uniquement, de la droite catholique, contre un projet de loi visant à rendre possible le mariage pour les personnes de même sexe. Un projet qui vise à résorber l'inégalité structurelle, battue en brèche dans l'opinion mais encore bien présente dans les esprits, comme je le montrais dans un billet précédent, entre une majorité hétérosexuelle, et une minorité homosexuelle, qui, en France, n'a certes pas fait l'objet d'une condamantion par le droit pénal, à part sous le régime de Vichy, mais qui a été très longtemps été considérée comme une minorité malade, jusqu'au retrait en 1990 par l'OMS de l'homosexualité du registre des maladies, qui le demeure indubitablement dans la tête de beaucoup, et dont l'orientation sexuelle fait l'objet de sévères condamnations par plusieurs religions, dont les trois abrahamiques.

Se positionner par rapport au mariage pour les personnes de même sexe parait donc nécessairement interroger ce statut controversé de l'homosexualité, officiellement une orientation sexuelle minoritaire mais normale, mais encore considérée par beaucoup comme une maladie, une perversion, voire une faute. Comment refuser à des personnes homosexuelles un droit acquis pour celle hétérosexuelles, sans impliquer que l'on  considère que leur orientation sexuelle n'a pas la même légitimité?

Pourtant, les opposants au projet de loi, du moins dans ce qui apparait comme leur discours majoritaire, nient la pertinence d'une telle relation. Il ne s'agit pas de condamner les homosexuels, disent-ils, ni même de leur nier la possibilité de vivre une union sincère et heureuse, mais de s'interroger sur les bouleversements qu'un mariage gay entrainerait sur la filiation telle qu'elle a été conçue jusqu'ici, et partant, sur la croissance et l'épanouissement d'enfants accueillis au sein de tels couples, par voie, par exemple, d'adoption. Et impossible de dissocier le débat sur le mariage homosexuel et celui sur l'homoparentalité, disent-ils (à raison), car ceux-ci sont juridiquement liés. D'où les protestations de nombre de manifestants, face au soupçon d'"homophobie", qui protestent de leur bienveillance envers les homosexuels, et de leur soutien à des formes de reconnaissance et de protection juridiques de leur union, comme un contrat d'union civile élargie, qui leur permettrait de bénéficier d'un grand nombre des garanties apportées par le mariage sans pour autant que la question de la filiation soit posée ( à noter qu'un nombre encore important de catholiques, compris parmi ceux en principe modérés, y restent opposés, par peur de voir "banaliser" l'homosexualité). En gros, il n'ont rien contre la revendication des homosexuels de bénéficier de la même reconnaissance et des mêmes droits que la majorité hétérosexuelle, mais ils sont bien obligés de s'opposer à leur demande, puisque celle-ci n'est pas dissociable de la filiation et de l'homoparentalité.

Mais inversement, ces questions de la filiation et de l'homosexualité sont-elles dissociables du regard porté sur l'homosexualité? Aux yeux de beaucoup d'opposants, manifestement oui. On ne peut qu'être impressionné par les efforts que nombre d'entre eux ont fait pour écarter la question de l'homosexualité du devant de la scène. En mettant très en avant celle de l'enfant: en rendant possible l'homoparentalité, on créerait une forme de "droit à l'enfant", qui irait contre l'épanouissement de ce dernier, qui aurait besoin pour s'épanouir de la présence conjointe d'un homme et d'une femme (la fameuse "complémentarité des sexes" tant défendue par l'Eglise). Ils ont mis en avant le témoignage d'homosexuels contre le projet de loi, par la large diffusion de la pensée de Philippe Ariño, par la présence parmi les portes-paroles de la Manif pour tous de Xavier Bongibault, par la création du site Homovox, qui présente les témoignages d'homos mobilisés contre le projet de loi.

"Clement D : Vous sentez vous responsable de la montée d'homophobie en France ?
Certainement pas. Mais je me sens très concerné. Dans notre mouvement, la présence de ceux d'entre nous qui sont homosexuels donne, à l'inverse, de magnifiques expériences de partage. Entre porte-parole, nous avons échangé en profondeur sur le désir d'engendrement. Mais je dois dénoncer l'amalgame qui est désormais fait entre l'homophobie et l'opposition au projet de loi Taubira.
J'ai discuté sur France Culture, lundi 15 avril, avec la présidente de SOS-Homophobie, qui a clairement exprimé que non seulement, le seul fait de s'opposer au mariage entre personnes de même sexe assorti du droit d'adopter des enfants, était homophobe, mais que les personnes homosexuelles qui manifestent avec "Manif pour tous" sont également homophobes. J'invite les internautes à écouter les témoignages très courageux qui sont disponibles sur le site homovox.com, montrant bien qu'il ne s'agit surtout pas de dresser une catégorie de personnes contre une autre.
Je reste dans la ligne de lutte contre l'homophobie en ce qu'elle est haine, injure et discrimination injuste en raison de l'orientation sexuelle. Ce qui peut faire monter l'homophobie, c'est la mauvaise interprétation de notre engagement avec la peur que représente l'idée qu'il y aurait des millions de personnes dressées contre les droits des homosexuels."  (Le Monde, "Manif pour tous" : "Nous avons été traités comme des sous-citoyens", entretien avec Tugdual Derville).

En fait, je dois avouer que c'est cette initiative précise qui a commencé à me faire douter, il y a de nombreux mois, de la non homophobie tant revendiquée par les opposants. On présente des homosexuels qui sont contre ce nouveau droit qu'on leur propose. C'est très bien, leur parole est importante, comme toute parole, et doit être confrontée au discours qui apparait majoritaire parmi leur communauté. Cependant, à la lecture de certains de leurs témoignage, il m'a semblé que dans l'interprétation de ceux-ci, certaines questions cruciales devaient être posées, qui selon moi ne l'ont pas été.

Si je prends par exemple le témoignage de Philippe Ariño, je ne peux m'empêcher de poser de poser la question du rapport de son vécu aux normes, dites ou non dites, qui ont structuré son éducation. Nous avons un jeune homosexuel qui a été élevé dans une famille catholique très pratiquante, dont le frère est religieux, qui a vécu sa sexualité de manière tout d'abord très débridée, s'est un temps rapproché d'un groupe de chrétiens homosexuels (David et Jonathan) avant de très fortement s'en distancier, et qui a fini par choisir l'abstinence totale. C'est un très beau témoignage, et, moi-même hétérosexuel et pas forcément toujours rassuré sur la pureté de ma propre sexualité, j'aimerai avoir le courage de faire un choix d'une telle radicalité. Il n'empêche que compte tenu de la coexistence dans son histoire de deux influences contradictoires, celle de son éducation catholique qui porte en elle un jugement négatif sur l'homosexualité, considérée comme une "tendance objectivement désordonnée" et ses pulsions homosexuelles, on ne peut selon moi éviter de s'interroger sur la signification de son témoignage: les souffrances dont il témoigne sont-elles l'expression du "désordre" homosexuel, ou d'une culpabilité d'origine culturelle, une souffrance qui nait de la contradiction entre son éducation et son désir, qu'il tente de résoudre en l'attribuant à ce dernier seul?

Ainsi, il s'attache à mettre en évidence dans son Dictionnaire des codes homosexuels l'importance du viol dans la culture gay. Je ne puis m'empêcher de rapprocher cette analyse de la dénonciation opérée par les féministes de la "culture de viol" qui serait une structure de notre société occidentale contemporaine, et qui concernerait aussi bien les hétérosexuels que les homosexuels. Philippe Ariño a-t-il perçu une composante essentielle et spécifique de la sexualité gay, ou bien ce qu'il a annalysé comme la violence propre de cette dernière est-elle en fait celle de toute sexualité dans notre société, qu'il interprète au travers du prisme d'une culpabilité liée à son éducation?

Aussi le témoignage d'Audrey, sur le blog La théologie du corps, qui raconte un parcours quasi inverse de celui de beaucoup d'homosexuels: une personne qui ne s'accomplit pas dans les rencontres avec des personnes de même sexe, mais qui rencontre un amour vrai avec quelqu'un du sexe opposé: vérité sur l'homosexualité, ou difficulté d'une sexualité particulière, avec son histoire et ses influences propres? Que dire de sa pratique régulière de la psychanalyse, aujourd'hui très contestée, et dont les grands représentants (Lacan par exemple: voir la relecture qu'en fait Judith Butler dans le deuxième chapitre de Trouble dans le Genre) ont parfois eu des interprétations très extrêmes et contestables du désir homosexuel?

Cela n'ôte pas toute valeur à ces témoignages, et ce n'est pas leur contenu en lui-même qui est gênant. Non, ce qui l'est, c'est la manière dont ils sont mis en avant pour annuler les revendications LGBT, comme si la seule parole homosexuelle légitime, digne d'être écoutée, était celle qui célébrait le désir hétérosexuel, comme si les homosexuels ne pouvaient constituer une altérité véritable, aporter une vérité autre que la nôtre, et qui pourrait enrichir notre compréhension du désir sexuel et de l'amour, mais ne pouvaient, au mieux, que confirmer notre propre désir. Il est bien sûr compréhensible que des catholiques, par exemple, tendent à privilégier un discours qui va dans leur sens. C'est humain, tout le monde fait ça. Mais ce qui dérange, c'est l'enthousiasme avec lequel ils le font. Un homosexuel publie des livre où il explique la spécificité du désir homosexuel par la fascination du viol, et ses livres se vendent comme des petits pains, il est convié à des témoignages quotidiennement, on loue son homosexualité. Bizarrement, je peine à constater une même appétence pour les publications décrivant la "culture de viol" en milieu hétérosexuel.

On laisse des homosexuels se culpabiliser et culpabiliser leur communauté, sans s'émouvoir, sans s'interroger, en condamnant l'ensemble (pas nécessairement dans la totalité de leur personne, mais du moins dans leur désir qui en est une part constitutive importante) du fait du témoignage de quelques uns, à rebours du geste christique de rédemption de la multitude par le sacrifice d'un seul. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait aucune vérité ni aucune beauté dans les choix de ces homosexuels atypiques. Mais j'ai du mal à prendre cet enthousiame pour des parcours qui condamnent le désir homosexuel en tant que tel comme " de magnifiques expériences de partage", pour reprendre la formule de Tugdual Derville, dans la mesure où précisément il semble qu'il n'y a pas partage, mais simple confortation par les représentants d'une minorité de la légitimité du pouvoir de fait d'une majorité. Le témoignage homosexuel n'est pas accueilli comme une plus value du désir homosexuel par rapport à celui hétérosexuel. La vie intérieur de l'homosexuel n'est pas vue comme une source intrinsèque d'enrichissement, ce qui rendrait possible un vrai partage,  mais comme une validation de la supériorité intangible et non contestable de celui hétérosexuel.

De même, on prétend séparer la question de la filiation de celle de l'homosexualité, et pouvoir prendre position sur la première sans condamner la seconde. Mais dire que l'enfant a besoin de la complémentarité d'un père et d'une mère pour s'épanouir, c'est dire que la relation hétérosexuelle est plus naturelle que celle homosexuelle, qu'il manque quelque chose à cette dernière pour permettre d'établir un cadre familial sain. Loin d'être une évidence intangible, cette complémentarité homme/femme dans l'éducation des enfants n'est une constante ni dans le règne animal ni dans l'histoire des différentes sociétés. Pourtant, les opposants ne se contentent pas de dire que c'est le meilleur modèle, ce qui pourrait se défendre, mais que c'est le seul possible, alors qu'il en a existé et continue à en exister bien d'autres. Pourquoi cette insistance, sinon du fait d'un non-dit sur l'homosexualité, qui serait moins réelle, moins naturelle que l'hétérosexualité. Et c'est ce non-dit qui est une violence, pas seulement du fait de son contenu, mais précisément parce qu'il est un non-dit, une convention maintenue invisible et naturalisée?

Un témoignage reçu cette fois directement par mail, en réponse à mon article sur "l'homophobie introuvable", par une autre personne homosexuelle, très favorable pour sa part au projet de loi, quoique non politisée, m'a fait prendre conscience de l'énormité de cette violence, structurelle et invisible, et a été décisive dans la constitution de ma prise de position actuelle. Cette personne, qui a la mi-trentaine, est issue d'une famille catho de gauche, très modérée sur les questions de moeurs, et est elle-même, et a toujours été, athée. Elle vit actuellement et depuis longtemps dans un milieu plutôt favorable à l'homosexualité. Pourtant, ce n'est qu'à l'âge de 32 ans qu'elle a admis son homosexualité, et encore parce qu'elle a été mis dos au mur, ai-je cru comprendre. Plusieurs années après, elle ne l'a pas encore avoué à tous les membres de sa famille. Ce parcours m'a fait comprendre la force des stigmatisations symboliques associées à la représentation sociale de l'homosexualité, si fortes que même dans des milieux qui se veulent très "tolérants", celle-ci conserve un caractère honteux et inavouable, même à soi-même. Ce qui peut être analysée comme ce que Pierre Bourdieu appelait une "violence symbolique":

"C’est un processus de soumission par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Les dominés intègrent la vision que les dominants ont du monde. Ce qui les conduit à se faire d’eux-mêmes une représentation négative. La violence symbolique est source chez les dominés d’un sentiment d’infériorité ou d’insignifiance.
Les dominants assignent aux dominés un statut d’infériorité.
Ce statut engendre des situations dévalorisantes pour les dominés
Les dominés éprouvent un sentiment d’infériorité ou d’insignifiance
 [...] Ces réalités sociales confirment les représentations mentales
que les dominants se font des dominés
Si bien que la hiérarchie sociale apparaît « logique » aux yeux de tous.
Les dominants ont le pouvoir d’imposer leur propre vision comme objective et collective. Si bien que les dominés ne disposent pas d’autres modes de pensée que celui des dominants ; ils ne peuvent donc pas échapper à la violence symbolique. Tout se fait de façon implicite et non consciente. Cela rend toute contestation ou toute révolte extrêmement difficile. [...]
La violence symbolique n’est ni un processus d’influence, ni une vaste manipulation. C’est une croyance collective qui permet de maintenir les hiérarchies. Elle a pour effet la soumission des dominés sans que les dominants aient besoin d’avoir recours à la force.
 La violence symbolique consacre l’ordre établi comme légitime. Elle dissimule de ce fait, les rapports de force qui sous-tendent la hiérarchie sociale. Elle sert à pacifier les relations au sein de la structure sociale." ("La violence symbolique, qu’est-ce que c’est ?", Luttes d'influence sur le web et ailleurs, par Bénédicte Kibler).
Aucune société n'échappe aux rapports de force, et l'alternative de la violence symbolique est bien souvent la violence explicite. Elle n'est donc pas nécessairement mauvaise. Il reste qu'elle est invisible, et a pour propriété de faire passer des rapports culturels de domination pour des rapports naturels.

Ainsi, l'homosexualité, si elle est condamnée par les grandes religions abrahamiques, n'est pas un tabou social universel, comme l'était l'inceste aux yeux des structuralistes. Il y a des sociétés qui ont admis des amours homosexuels, et les ont même célébrés. Dans l'Occident chrétien lui-même, il a fallu de nombreux siècles pour que le jugement populaire accole une connotation négative forte à l'homoérotisme.

Ce mouvement de recul que nombre de contemporains, moi le premier, conçoivent spontanément au spectacle d'une relation homosexuelle n'est donc pas "naturel", mais nait de l'intériorisation d'interdits répétés par la culture. La coutume se fait "loi naturelle", rendu invisible et se voyant conférer une force d'"évidence" par la répétition dans les usages et les "bonnes moeurs"...

Tout l'enjeu de la revendication du mariage pour les personnes de même sexe, au delà de la forme matrimoniale en elle-même, et de la question de la parentalité, réside dans la lente entreprise de mise en évidence de cette "violence symbolique" qui au fil des siècles a imposé la vision de l'homosexualité comme d'une perversion, et l'acquisition de droits eux-mêmes symbolique pour déconstruire la relation inégalitaire entre homosexualité et hétérosexualité et faire changer le regard sur les personnes homosexuelles, afin d'intégrer à la norme dominante leur orientation. Il ne s'agit pas seulement de faire reconnaitre son amour, ou de bénéficier d'une reconnaissance juridique, ou de pouvoir élever des enfants, mais d'avoir la possibilité de faire "comme tout le monde", de ne plus être mis de facto au ban de la société. C'est ça le coeur de la revendication, et non "l'amour", ni un supposé "droit à l'enfant", ni la "théorie du genre" (qui n'existe d'ailleurs pas)...

Et c'est précisément ce qui pose problème à l'Eglise, qui n'a pas de place dans sa conception du mariage et de la famille comme "cellule de base" de la société, et qui explique qu'elle combatte systématiquement tout ce qui favorise une meilleure reconnaissance sociale de l'homosexualité. Pour reprendre les termes que le Père Cédric Burgun employait dans un billet contre le contrat d'union civile élargie, il s'agit d'empêcher une "institutionnalisation" de l'homosexualité. Pour les catholiques, l'homosexualité ne peut pas, ne doit pas avoir la même reconnaissance sociale que l'hétérosexualité (personnellement, si je suis au courant des condamnations de cette dernière dans la Genèse, le Deutéronome, les épitres de Saint Paul etc., il me semble que chaque souffrance exprimée par des parcours individuels, chaque discordance observée entre des vécus personnels et des enseignements contenus dans les Ecritures sont autant de questions que Dieu nous pose, et qui nous invitent à ne pas nous crisper sur la lettre mais à toujours aller au delà, dans une compréhension toujours plus grande et plus profonde de ce que signifie aimer Dieu et son prochain. C'est pourquoi j'approuve de tout coeur le billet de mon confrère blogueur Baroque et fatigué "La sainteté pour tous", où il voit dans le projet de loi une opportunité pour les homosexuels de construire un amour véritablement fécond, et où il invite l'Eglise à leur reconnaitre, au moins provisoirement, cette chance de cheminer vers une sainteté qui leur soit propre. Mais passons...).

Voilà donc ce qui me parait l'enjeu véritable de cette polémique, et qui explique qu'elle déchaine tant les passions. Ni la filiation, ni les conséquences hypothétiques de la loi sur l'épanouissement des enfants de couples homoparentaux, ni la PMA, ni la GPA, mais une violence symbolique, qui pose comme naturelle une hiérarchie entre les unions homosexuelles et hétérosexuelles, qui est considérée comme bénéfique pour le bien commun par une partie de la société, et comme destructrices des droits et des personnes pour l'autre. L'un des problèmes des manifestants, à mon avis, c'est qu'au lieu de poser clairement cet enjeu, qui est celui de la place de l'homosexualité dans notre société, ils ont cherché à le minimiser, voire à le nier.

Par exemple, ils se sont constamment récriés contre l'usage du terme "homophobie", assimilé à une novlangue. Or qu'est-ce que l'homophobie? Comme Tugdual Derville le rappelle dans l'entretien cité plus haut, elle inclut " haine, injure et discrimination injuste". Mais elle ne s'y réduit pas. Pour citer une blogueuse féministe, engagée pour les droits homosexuels:

"L’invention du terme « homophobie » a permis de mettre un nom sur des attitudes et des propos qui pouvaient jusque-là avoir droit de cité, faute de langage pour les dire et les condamner. Ce terme permet de donner une existence concrète à ce qui relevait jusque-là du ressenti et de l’informulé, comme l’ont fait en leur temps « racisme » (début du XXème siècle) et « sexisme » (début des années 1960). En devenant une réalité concrète, l’homophobie est peu à peu tombée, comme les autres discriminations, sous le coup de la loi . Elle fait aussi l’objet d’actions politiques de sensibilisation et de prévention. [...]
Le sens du terme hésite [...] actuellement entre deux pôles:
- le pôle psychologique, relevant du registre individuel: l’homophobie se définirait comme le rejet des homosexuel·le·s et de l’homosexualité; 
- le pôle idéologique, relevant du registre collectif: l’homophobie comme défense de l’inégalité des sexualités. Dans ce sens, on parle aussi d’"hétérosexisme "." (Genre!, "« Dans l’amour des homosexuels »: personne n’est homophobe")
Au premier sens, qui correspond à la définition de Tugdual Derville et qui  est le seul admis par les opposants au projet de loi, s'en ajoute un second: est homophobe tout ce qui contribue à maintenir l'"évidence" culturelle d'une supériorité intrinsèque, "naturelle", de l'hétérosexualité sur l'homosexualité. La création du mot "homophobie" vise précisément à nommer cette "violence symbolique" qui assure, aux yeux des homosexuels eux-mêmes, le sentiment que l'hétérosexualité est plus naturelle, et que leur orientation est une perversion ou une maladie (à noter que stricto sensu, ce néologisme est le contraire d'une novlangue, puisque dans le roman d'Orwell, cette dernière consiste justement à s'assurer que les rapports contingents de domination et d'opression ne puissent être nommés, et à faire disparaitre les termes qui permettraient de les rendre visibles).

Et c'est évidemment le cas de l'Eglise catholique, qui, comme un prêtre parmi mes "amis" Facebook vient encore de le rappeler hier sur sa page, encourage ses fidèles à lutter contre toute forme de plus grande reconnaissance sociale et juridique de l'homosexualité, donc de la plupart des catholiques français et de la base majoritaire de la Manif pour tous, qui ne reconnait pas qu'un couple formé par deux personnes de même sexe puisse apporter la même chose à un enfant qu'un couple formé par deux personnes de sexes différent, ou qui se précipite sur le témoignage d'homosexuels qui décrivent leur désir comme une blessure sans jamais, semble-t-il, le mettre seulement en regard avec celui d'autres homosexuels qui vivent leur orientation de manière plus épanouissante. On peut certes trouver le terme "homophobe" trop péjoratif, ou violent, ou essayer de justifier un jugement négatif sur l'homosexualité. Mais ce qui ne me parait pas soutenable, et qui est pourtant la voie majoritairement choisie par les opposants au projet de loi, est de faire reproche à ses défenseurs de mettre en cause le regard porté sur l'homosexualité au travers de celui-ci. Car il est clair que l'homosexualité n'est pas acceptée comme normale par une grande partie de la population, en particulier catholique, et que cela joue de manière décisive dans la perception des enjeux autour du mariage pour les personnes de même sexe (et surtout que des personnes en souffrent quotidiennement, et j'en connais). On peut critiquer l'étymologie du mot et les connotations qui y sont associées, mais pas l'amputer de la moitié de sa signification, celle "structurelle", alors qu'elle est clairement en jeu: il y a de manière évidente une lutte politique et culturelle pour déterminer si l'"institutionnalisation" de l'homosexualité est une détérioration ou une avancée sociale. On peut trouver le terme "homophobe" mal choisi mais pas nier que ce débat autour du mariage pour tous tire son intensité et sa virulence de la rencontre de regards différents sur ce que sont le désir et l'union homosexuels, en eux-mêmes et par rapport à leurs équivalents hétérosexuels.

Et ce qui représente pour moi la grande violence de la Manif pour Tous, c'est précisément de chercher à le dissimuler ou le minimiser par tous les moyens. En soulignant (comme le rappelle l'affiche qui illustre ce billet) que ce n'est pas un problème urgent, elle nie la souffrance des homosexuels qui voit leur union reléguée au rang de sous-relations. En donnant la parole, exclusivement, aux quelques homosexuels opposés au projet de loi, pour donner l'impression qu'elle défend une meilleure intégration des gays. En se prétendant "contre l'homophobie", alors qu'elle cautionne cette violence symbolique qui valide une représentation de l'homosexualité comme "différente" et moins"naturelle" et qu'elle ne fait rien de concret pour battre en brèche les préjudices vécus au jour le jour par la plupart des homosexuels. En prétendant que la contestation d'un projet de loi qui s'intitule "mariage pour les personnes de même sexe" n'a rien à voir avec l'union des personnes de même sexe. En infantilisant les motifs de leur revendications en les présentant comme peu sérieux: par la condamnation d'un "droit à l'enfant" que personne à ma connaissance n'a soutenu, en les accusant de "réduire" le mariage à l'amour. En leur tendant un "contrat d'union civile élargie" comme on donne un jouet à un enfant pour qu'il arrête de pleurer, comme si une union distincte du mariage pouvait satisfaire cette attente fondamentale qui est d'être perçu "comme tout le monde" et de se voir reconnaitre les mêmes droits que "tout le monde". En se plaignant, lorsque des homosexuels se laissent aller à la colère et la mettent en cause, d'être en butte à la "haine" LGBT, elle leur nie le droit d'exprimer leur révolte face à un mouvement qui nie le caractère naturel de leur relation, et de leur orientation sexuelle, qui accuse implicitement les couples homoparentaux qui existent déjà de fait de faire souffrir leurs enfants. Enfin, en niant que les homosexuels soient à l'origine de leur propre parole, de leur propre demande, en attribuant à celle-ci des commenditaires et des mobiles sombres et mystérieux: un "lobby minoritaire" (je ne dis pas qu'il n'y a pas lobby LGBT ni de radicalisation politique de certains homosexuels, mais pour en connaitre d'autres non politisés, je peux témoigner que c'est une revendication très largement partagée au delà), la "théorie du genre", la destruction des valeurs judéo-chrétiennes de notre société...

J'ai eu il y a quelques jours un clash assez sérieux sur ma page Facebook avec le blogueur catholique Koz. Je venais de partager un texte d'une universitaire et militante LGBT qui s'amusait à comparer les arguments des opposants au projet de loi et ceux des antis mariage mixte aux Etats Unis, au siècle dernier, en relevant toute une série de similitudes. Il l'a interprété comme une accusation de racisme, en qualifiant l'entreprise de "minable", "odieuse" et "insultante", et en se disant "plutôt déçu" que je la reprenne à mon compte. Ce texte est délibérément polémique, et je comprends qu'il prenne très fortement à rebrousse-poil les opposants au projet de loi: il est étudié pour. Mais enfin, il ne s'agit pas de les taxer de racisme, mais de souligner que dans les deux cas, il s'agit de nier à une catégorie de la population l'accès aux mêmes droits qu'à la majorité. Ce qui en fait, je suis désolé de le dire, une comparaison valide. Certes, d'un côté, on a une inégalité qui est perçue aujorud'hui, de manière très largement partagée, y compris bien sûr chez les catholiques, comme une injustice. Et de l'autre, un autre type d'inégalité dont la condamnation ne fait pas du tout consensus. Mais quand on voit que les mêmes arguments, qui se sont révélés faux pour la première, sont repris quasiment à l'identique pour la seconde, on ne peut pas faire autrement, je regrette d'avoir à le dire, que de s'interroger sur leur opportunité et leur validité. Par exemple, des arguments tels que: "le vote de la loi va augmenter les violences contre les homosexuels", ou "les enfants d'homosexuels seront brimés à l'école" (qui sont hypocrites parce qu'il justifient le maintien d'une discrimination par la lutte contre celle-ci) ou encore que la légalisation du mariage homosexuel est la porte ouverte à l'inceste, ce sont des arguments que j'ai lus à de nombreuses reprises depuis cet automne, y compris sous la plume de certaines personnes qui ont "liké" le post de Koz où il exprimait son indignation à l'encontre de ma publication. Et je trouve profondément triste qu'il y ait une telle unanimité pour se plaindre de se sentir insulté (comme si ce n'était pas insultant pour les couples homoparentaux déjà existants de s'être fait remis en cause de façon péremptoire depuis des mois et des mois, par exemple au nom d'un "principe de précaution" qui ne parait guère applicable en loccurence, d'une part parce qu'un tel principe ne peut être qu'une morale provisoire en attendant une vérification, et on en va pas élever des familles homoparentales de souris blanches en laboratoire pour vérifier que tout se passe bien, et d'autre part parce que l'action politique, qu'il s'agisse de décisions sociales, économiques, militaires, consite précisément à savoir prendre des risques calculés), amis que personne ne s'interroge sur la similitude effective des arguments, qui ne se réduit pas à des "coïncidences", mais met en évidence des modes et des contenus de raisonnement identiques.

Donc, le message de la Manif pour tous est violent. Et pourtant, elle ne cesse d'insister sur son caractère "pacifique", "familial", sur la sérénité et la profondeur des rassemblements des Veilleurs, sur l'humour des manifestants venant servir un petit déjeuner à Chantal Jouanno, sur la bonne humeur et la "bonne éducation" des manifestants. C'est réduire la violence à sa manifestation explicite. Mais si nous y réfléchissons, nous faisons tous l'expérience, quotiennement, que la violence, et souvent la pire d'entre elle, celle qui brise au jour le jour nles individus, n'est ni visible, ni consciente. Prenons un exemple qui est différent de la Manif pour Tous, et dont nul ne niera la gravité: le harcèlement en milieu scolaire. Celui-ci comporte certes une part de violence explicite et consciente: celle de la brute qui va s'acharner sur plus faible que lui, en le moquant, voir le frappant, continuellement. C'est un aspect du harcèlement: mais ce qui lui donne sa vraie force, et sa plus grande violence, c'est que souvent, il n'est pas reconnu comme tel par les observateurs, élèves, parents et enseignants, de ces actes. Il est souvent minimisé: "c'est de l'humour", "ça fait partie de la vie", "ça va finir par passer", "il faut s'endurcir", "la victime le cherche aussi un peu"... Un autre exemple, saisissant, nous a été donné récememnt dans le dossier sur le sexisme dans le milieu geek monté par la militante féministe Mar Lard: à le lire, on voit bien que si les actes graves sont le fait d'une petite minorité active, ils sont rendus possibles par le fait qu'ils sont constamment minimisés par une majorité pourtant constituées de peronnes que le sexisme dégoûte par principe, au point de devenir invisibles. On ferme les yeux sur la violence, on la banalise... De telle sorte qu'on finit par ne plus la voir, et par se persuader que les victimes qui la dénoncent "exagèrent", se "font des idées", sont "hystériques" et j'en passe...

Je sens que je ne vais pas me faire beaucoup d'amis sur ce coup, mais je suis persuadé qu'il y a un phénomène similaire à l'oeuvre dans la Manif pour Tous. Certes, elle condamne (sincèrement je crois) les violences physiques. Certes, elle a court-circuité d'emblée Civitas. Certes, elle s'est quasi immédiatement désolidarisée du Printemps Français. Certes, elle a veillé à exclure de sa communication toute mise en cause explicite de l'homosexualité. Mais ce faisant, elle a délibérément occulté ce qui reste (et je n'en démordrai pas) l'enjeu de fond du projet de loi: la place qu'ont les homosexuels dans notre société, et la perception quue celle-ci en a: sa reconnaissance doit-elle être institutionnalisée, doit-elle être considérée comme "normale", ou au contraire doit-on lutter contre sa "banalisation", continer à valoriser l'hétérosexualité comme seule manière saine (et sainte) de vivre sa sexualité (hors l'abstinence)? Nous savons tous que beaucoup de manifestants optent pour le second point de vue, et que c'est un mobile important de leur mobilisation. J'en ai donné des exemples plus haut, qui ne sont pas vraiment des excités du GUD et de Civitas. Mais on le nie ou on le minimise (un autre exemple: quand Ariño s'est plaint d'avoir été écarté de la Manif du 13 janvier, j'ai vu passer nombre de tweets et de messages sur Facebook de manifestants lui expliquant que son analyse du désir homosexuel était très importante, mais qu'on ne pouvait pas la mettre trop en avant, que ça risquait d'être mal perçu. Or, cette analyse consiste en une condamnation de ce désir, perçu comme intrinsèquement malsain et destructeur. La condamnation de l'homosexualité en tant que tendance est donc bien l'un des mobiles fondamentaux de l'opposition au projet de loi, mais elle est pasée sous silence, minimisée). Etc'est ça qui est violent: non seulement on répond "non" à la demande d'une majorité d'homosexuels que leur orientation soit considérée comme normale, mais on nie qu'on a dit "non", on leur reproche d'être de mauvaise foi quand ils le font remarquer, et on leur ôte ainsi toute chance de défendre leur point de vue et leur désir, et de dénoncer la violence dont ils s'estiment victimes:

"En quoi consiste alors le "oh, c'est bon, c'est de l'humour" ou le "tu comprends pas le second degré ou quoi ?" qui est la défense si souvent utilisée dans ces cas-là ? Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de sauver la face - "je ne suis pas raciste voyons". Il s'agit aussi d'une attaque contre la face de l'autre : après avoir détruit une première fois la représentation positive que l'autre essaye de donner de lui, vous en remettez une couche en détruisant une autre partie de cette face. Une double peine en quelque sorte : c'est un peu comme si, après avoir marché sur le pied de quelqu'un, vous lui donniez une gifle parce qu'il a crié de douleur. Se faisant, vous sacrifiez en fait l'interaction que vous pouvez avoir avec l'autre, et avec tous ceux qui peuvent soit partager son identité soit être d'accord avec son point de vue, pour le droit de faire une blague. Autrement dit, pour une chose qui censé être sans importance, vous êtes prêt à sacrifier des relations, des interactions, peut-être des amis...
C'est donc que c'est loin d'être sans importance : contrairement à ce qu'elle semble dire, la réaction "ce n'est que de l'humour, c'est pas grave" vient en fait défendre quelque chose d'extrêmement important, auquel les individus sont suffisamment attachés pour faire des sacrifices non négligeables en son nom. Quel est donc cette chose qui se cache derrière le droit à l'humour ? Goffman souligne que l'embarras intervient souvent dans des situations où les individus sont amenés à devoir combiner plusieurs rôles apparemment contradictoires. Pourquoi l'embarras est-il si courant à la machine à café ou dans l'ascenseur ? Parce que dans ces lieux, des individus qui ne sont pas égaux - la chef de service et le secrétaire, l'enseignant chercheur et l'étudiant de première année, le médecin chef et l'aide soignant - se retrouvent dans une situation où ils devraient être égaux.[...]
Cette analyse ne se limite pas à l'humour. Il n'est pas rare que l'on s'entende dire que certains changements sont superflus pour les mêmes raisons, parce que les choses sur lesquelles ils portent ne feraient pas sens pour les individus : pourquoi abandonner l'utilisation de "mademoiselle" alors que les gens n'y font pas attention ? Pourquoi changer le nom des écoles maternelles, alors que, voyons, le soin des enfant est également réparti dans le couple ? (Hein ? Comment ça, ce n'est pas le cas, et le plus gros revient encore aux femmes ? Vous êtes sûrs ?) Seulement voilà : il y a des gens qui sont prêts à se battre pour que ces choses-là ne changent pas : il faut donc croire qu'elles ne sont pas à ce point sans importance. On peut quand même se demander pourquoi les forces les plus conservatrices se liguent soudain contre ces changements... Un autre prétexte est souvent qu'il y a des choses "plus urgentes à faire" : pourquoi alors refuser des petits changements simples et peu coûteux, en perdant beaucoup de temps à lutter contre ? Une fois de plus, si tout cela est sans importance, la réaction ne devrait pas être de détruire la face de l'autre... Toutes les protestations ressemblent au final à celle-ci : on commence par dire que ce n'est pas grave, que c'est sans importance, qu'il y a plus urgent... pour au final expliquer que "l'équité ne passe pas par l'égalité arithmétique" (je soupçonne l'auteur en question d'avoir eu son diplôme de philosophie en lisant le rapport Minc...). Autrement dit, il ne faudrait quand même pas dire qu'une société juste passerait par une égale liberté des individus à être ce qu'ils veulent, il faut quand même que les hommes restent des mecs, les femmes des gonzesses, et qu'on ne confonde pas. Comme toujours, ce que l'on dit sans importance a en fait suffisamment d'importance pour que l'on passe du temps à le défendre." (Une Heure de Peine, "L'impolitesse du désespoir", par Denis Colombi).
Ce qui m'amène à une double interpellation (puisqu'il me parait y avoir deux catégories de manifestants):

- Vous qui êtes sincères lorsque vous dites accepter l'homosexualité comme une orientation sexuelle "normale", et qui ne vous inquiétez que des conséquences du projet de loi sur la filiation, félicitation pour votre capacité à faire la part des choses. Si vous êtes catholiques (ou d'une autre religion condamnant l'homosexualité) comment assumez-vous cet écart entre votre opinion intime et ce que vous dit l'Eglise? Pourquoi fait vous comme si vous étiez sur la même ligne qu'elle alors que vous êtes en désaccord avec son enseignement? Quel regard devrait être pour vous celui de l'Eglise sur l'homosexualité, et que comptez-vou faire pour faire connaitre et mettre en débat votre conviction?

-Vous qui êtes sincères dans votre jugement de l'homosexualité comme une tendance "objectivement désordonnée), félicitation pour votre fidélité au Magistère. Pourquoi ne dites vous pas plus fort cette conviction, et la cachez-vous derrière des questions distinctes (la filiation, la GPA...), comme autant de doubles discours? Si c'est votre foi, pourquoi ne pas la montrer à tous, comme le demandait le Christ ("Personne n'allume une lampe pour la mettre dans un lieu caché ou sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, afin que ceux qui entrent voient la lumière." Luc 11, 33)? Vous dîtes condamner l'acte homosexuel, mais aimer la "personne" des homosexuels, alors pourquoi ne leur accordez vous pas l'opportunité de répondre à votre condamnation, de partager l'expérience de leur désir, y compris quand elle contredit et non pas confirme ce que vous en avez retiré de votre interprétation de la Tradition et des Ecritures? Pourquoi les priver de parole, de l'opportunité de défendre leur cause, et les condamner a priori? Dieu a bien donné séance à Job, qui blasphémait... Et pourquoi demandez-vous un débat, des "états généraux", alors que vous savez très bien que le discours de l'Eglise sur l'homosexualité est "non négociable", que ce ne peut être au mieux qu'un débat à sens unique, que vous demandez aux défenseurs du projet de loi ce que vous mêmes estimez dans votre coeur ne pourvoir faire: remettre en cause une conviction sur ce quest l'homosexualité et ce qu'elle doit ou ne doit pas permettre? Comprenez-vous combien votre demande de "débat" a pu apparaitre comme une maneuvre dilatoire, destinée à gagner du temps et à court-circuiter le fonctionnement de la démocratie représentative parlementaire?

Car voilà la violence de la Manif pour Tous: nier que la question de l'homosexualité soit porteuse de sens dans un débat sur la situation des homosexuels. Nier qu'ils soient les auteurs de leur revendication.... Nier, contre toute évidence, que leur condition n'est pas encore perçue comme normale en France aujourd'hui... Nier qu'on leur refuse le droit d'accéder à cette normalité, au moment même où on le fait... Dissimuler soigneusement cette violence qui leur est faite, par des couleurs vives, des chants joyeux des prières (des prières...)... C'est une violence qui va plus loin en un certain sens et finalement que celle de la Passion, et de "l'homme de douleur" d'Isaïe ( "il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme. … Il n’était ni beau, ni brillant pour attirer nos regards, son extérieur n’avait rien pour nous plaire. Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, nous l’avons méprisé, compté pour
rien. …Maltraité il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche…arrêté puis jugé, il a été supprimé… il
 a été retranché de la terre des vivants, frappé à cause des péchés de son peuple…
"  Is 52), car au moins celui-ci est défiguré et humilié publiquement: il y a une violence publique que l'on peut montrer du doigt, discuter, dénoncer, à la manière de celle verbale de Civitas et celle physique du GUD. Mais celle de la Manif pour Tous,qui vole leur visage aux homosexuels par des sites tels qu'Homovox, qui ne donne la parole qu'à ceux qui estiment que leur condition est une "blessure", qui vole leur discours en leur disant qu'ils ne seront jamais comme les autres, jamais normaux tout en prétendant les aimer et "partager" avec eux, c'est une violence invisible, qui non seulement frappe, de manière insidieuse, mais se dérobe à toute riposte, toute réclamation, tout dialogue véritable, c'est-à-dire bipartite... C'est une violence d'anéantissement...

Et c'est mal! Et c'est indigne de l'Eglise et de toutes les personnes par ailleurs très bien (et j'en connais et je peux en témoigner), qui s'y associent!